Même si les saisons sont détraquées, ma bonne dame, le cycle de la vie continue. Chaque année, des revues de BD disparaissent (Bédéka, récemment Capsule Cosmique), d’autres entament leur mutation (BDMag devenu Suprême Dimension ; BullDozer redevenu dBD), d’autres renaissent, c’est le cas de le dire ici, avec une nouvelle peau.
Bananas, pour nous, c’est un vieux souvenir, une aventure que le jeune José-Louis Bocquet et le non moins jeune Luc Thébaut avaient lancée en 1981, une feuille noir et blanc dans un format quasi tabloïd qui a duré l’espace de trois numéros et où avaient été publiées les premières planches de Freddy Lombard, la première histoire de ce personnage qui devait poursuivre son destin dans la collection Atomium de Magic-Strip, alors naissante. On en trouve quelques reproductions sur le site de BDoubliées.com. Le projet avait tourné court, comme souvent quand il est mené par des jeunes gens pleins de foi, mais sans expérience. La revue avait ressurgi en 1995 (4 numéros) et on lui doit notamment la publication de planches inédites de Fabrice Neaud que l’on retrouve ici avec Xavier Mussat.
Cette nouvelle peau de Bananas (que ne ferait-on pas pour amener un jeu de mot comme celui-là) n’a quasiment rien à voir avec la mouture originale, un peu plus avec la seconde. Sauf la présence de José-Louis Bocquet, interviewé pour le coup. Luc Thébaut apparaît aussi toujours au générique comme directeur de publication. Est-ce le même ? Evariste Blanchet est à nouveau aux commandes et Pierre-Marie Jamet (vous savez : PMJ éditeur) en est le copilote sous la forme d’un supplément distinct Bananas Comix, qui se la joue Trombone-Illustré-dans-la-cave, ce en quoi, nous allons le voir, il a bien raison. [1]
"L’Association contre Soleil"
Le numéro est un peu fourre-tout, avec certains aspects bien plaisants. Il s’ouvre sur un texte d’Evariste Blanchet qui, immédiatement, nous indispose. Avec sa note en bas de page au bout du septième mot qui renvoie à une nomenclature de la revue Critix, une revue épuisée, le papier de Blanchet tente de catégoriser une fois de plus le « journaliste spécialisé de bandes dessinées ». Il lui apporte une définition contestable dans laquelle cet auteur se reconnaît peut-être mais qui recouvre, il nous semble, plus de fantasmes que de réalité. On notera par exemple la confusion entretenue entre les termes de « journaliste », de « critique », voire d’ « historien », auxquels Blanchet essaie d’adjoindre celui, dénigrant à le lire, d’« archiviste ».
M. Blanchet aimerait tellement donner des leçons, tel un clone d’Harry Morgan dont il reproduit les grimaces les plus caricaturales. Passons sur le mot « antagoniques » au lieu d’« antagonistes » qui dénote quand même un manque de rigueur, nécessaire pourtant quand on est à ce niveau de prétention. En revanche, on ne peut qu’être interloqué par un « spécialiste », qui se pose en « historien » de la BD et qui cherche, comme une fameuse clique que nous brocardons régulièrement, à « défendre une certaine idée de la bande dessinée » en considérant que la BD aujourd’hui se confine à, je le cite, « ...disons pour simplifier L’Association contre Soleil. » [2]
Cette simplification justement, c’est une infection, une maladie de l’esprit. Alors que jamais la BD n’a été si ouverte, si riche, si formidablement remise en question ; alors que les éditeurs sont en crise, mouillent leur chemise pour répondre aux nouvelles donnes de la BD contemporaine ; alors que le métier de la bande dessinée n’a jamais été aussi tiraillé entre des enjeux contradictoires, qu’ils soient artistiques, économiques, sociaux ou technologiques, que jamais la production n’a été aussi abondante ni diversifiée, M. Blanchet continue à essayer de nous faire accroire qu’il y a « une guerre critique à mener » qui se limite à la défense et à l’illustration de l’Association, alors que cette entité se trouve de plus en plus confisquée au profit d’un petit groupe et qu’on ne voit pas très bien où réside actuellement sa créativité quand elle consiste à traduire des œuvres d’auteurs étrangers, démarche d’une extrême banalité, ou à republier des classiques inventés par d’autres éditeurs.
M. Blanchet, dans son éditorial, considère que l’on a tort de valoriser toutes les bandes dessinées. Son combat, dit-il, est pour la valorisation des auteurs "plus sélective mais pas nécessairement sectaire" (pas nécessairement !). C’est son droit le plus strict. Mais on aurait préféré que la critique se fasse plus élégante notamment lorsque qu’il s’attaque à une honorable revue comme Hop ! qui, depuis 1973, recense avec opiniâtreté les faits et gestes de la bande dessinée, non sans consacrer de nombreux et sérieux dossiers à des auteurs qui, sans elle, seraient bien oubliés. « Je ne trahirai pas de secret, écrit de façon pincée M. Blanchet, en indiquant que les goûts d’un Louis Cance (Hop !) sont plus en phase avec la bande dessinée populaire des années 50 et 60 que par (sic) les productions du Frémok ». Il ne trahit pas de secret, certes, juste un peu de mépris pour un fanzine de BD de la première heure, qui s’est toujours revendiqué comme tel, et qui a l’incroyable mérite d’allier la probité avec la longévité. Le corpus historique accumulé par Hop ! n’a d’équivalent que celui du Collectionneur de bandes dessinées, certes plus fréquenté par les universitaires, mais qui n’aurait jamais eu la prétention, quant à lui, de savonner la planche de l’un de ses plus respectables confrères.
Éprouvante éprouvette
Et puis, entre le travail de l’historien et celui du critique, il faut choisir, ou à tout le moins, distinguer correctement. L’histoire de la BD, version Blanchet, c’est un plaidoyer bêlant et mal documenté pour l’éditeur Jean-Christophe Menu, comme il l’avait fait dans un récent numéro d’Art Press publié en janvier dernier, un article critiqué jusque dans L’Éprouvette par un Yvan Alagbé qui s’adresse directement à Blanchet : « Évariste, lui dit l’animateur des éditions Frémok, ton histoire, elle est un peu fabuleuse.... » en ce sens qu’elle est tronquée, oublieuse. L’éditeur ne manque pas de souligner la cécité du chroniqueur devant les nombreux acteurs qui ont permis à la BD, dès les années 80, de constituer le terreau qui a favorisé l’émergence d’un éditeur comme celui-ci qu’il idolâtre.
Enfin, toute cette prose pour conclure que l’ennemi de l’Association, c’est Soleil ! Fumisterie ! Soleil est un éditeur comme les autres, avec ses pratiques et sa manière. On aime ou on n’aime pas, mais il n’y a aucune raison de jeter l’opprobre sur un homme, Mourad Boudjellal, et encore moins, quand bien même on aurait une bonne raison de lui en vouloir, sur les nombreux auteurs qui travaillent pour ce label. Déjà, dans L’Éprouvette, on ne pouvait qu’être troublé par l’humour un peu mesquin d’un Riad Sattouf qui se moque des « fantasyens » (néologisme qui désigne les amateurs d’Héroïc fantasy). Personnellement, je ne fais pas partie de cette catégorie. J’ai toujours préféré Stevenson à Tolkien. Cela ne m’empêche pas d’être fasciné par un auteur comme Pierre Dubois et par les dessins d’Arthur Rackham. Là aussi, chez Blanchet, comme chez Sattouf, chez Menu, ou encore dans le perfide « journal » de Vandermeulen, on procède de la même méthode : généralisation, puis simplification, enfin dénigrement et stigmatisation.
Curieusement, le reste du numéro ne reflète pas cette étroitesse d’esprit. On peut y lire des entretiens intéressants avec Xavier Mussat (un des mousquetaires du label angoumoisin Ego Comme X qui vient de fêter ses 10 ans, et dont quelques planches sont reproduites), José-Louis Bocquet dont le parcours, éclectique en diable, épouse notamment les débuts de Métal Hurlant et toutes les sortes de bande dessinée, des planches de Fabrice Neaud et d’Amir Idrisovic, des chroniques enfin, pas toujours sottes, mais presque toutes signées du seul Evariste Blanchet, qui ne nous épargne pas un complaisant renvoi d’ascenseur à Jean-Christophe Menu (une chronique de la revue L’Éprouvette) dans lequel il s’étonne de la violence des réactions suscitées par la publication de Plates-Bandes, non sans mégoter quand il s’agit de prendre en considération les excès lexicaux du même et qui sont, si l’on doit croire Blanchet, l’exercice d’une critique parée de toutes les vertus.
Heureux fanzineux
Heureusement, la partie de PMJ est autrement plus jouissive (est-ce seulement parce qu’elle est publiée en couleur ?). Le graphisme reprend ses droits avec, dans l’orchestre, un choix de pages de Luciano Bottaro (Pépito) au trait enlevé et dynamique, pages à paraître chez Roland Jouve, des planches étonnantes d’Éric Nosal sur un texte de Torcelly, extraites d’un livre à paraître aux Requins Marteaux, et qui se situent graphiquement, comment dire ?, entre Pascal Rabaté et Peter van Straaten, la remise en couleurs de planches de Jean-Pierre Duffour parues naguère dans Labo, une revue de l’Association, une interview et des planches de Tebo, et enfin le toujours impeccable Ulf K découvert par l’éditeur allemand Édition 52.
Traité de « fanzineux » par Tardi, PMJ ne doit pas s’en offusquer. C’est un terme noble. Qu’est ActuaBD, sinon un « fanzine » qui dispense à ses lecteurs du plaisir grâce à un travail bénévole ? Charlie Chaplin, parlant de son métier à 80 ans passés, disait : « Nous sommes tous des amateurs ! ». Il n’avait pas oublié, en utisant ce substantif du verbe aimer, combien la passion du métier, que nous soyons auteur, éditeur, journaliste, critique, historien ou libraire, pouvait seule nous animer.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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[1] Bananas N°1, nouvelle série, Printemps 2006.
[2] La phrase entière est celle-ci : "S’il devait y avoir une guerre critique à mener, ce serait moins pour opposer présent et passé que pour défendre une certaine idée de la bande dessinée : disons pour simplifier L’Association contre Soleil" (page 5) Une "guerre critique" ? Non pas une juste cause ou un honnête combat : une guerre ! Pourquoi pas une croisade, tant qu’on y est ?
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