« Plus loin, c’est l’Amérique ! » dit-on souvent à propos de Cherbourg, perchée à l’extrémité de la presqu’île du Cotentin, la ville fut un des principaux ports d’émigration vers New-York.
Connue des cinéphiles pour ses fameux Parapluies de Cherbourg qui a lancé deux étoiles du 7e art, Catherine Deneuve et Jacques Demy, la cité n’est pas indifférente à la bande dessinée. D’une part par un festival du Livre jeunesse de plus de 30 ans d’âge, largement ouvert aux phylactères et d’autre part par cette Biennale du 9e art, créée en 2002 et qui consacre un auteur au sein du Musée des Beaux-Arts Thomas Henry. D’abord dédié aux maitres européens, Bilal, Juillard, Pratt,... l’événement s’est tourné vers un triptyque américain avec Winsor Mc Cay en 2017, Jack Kirby en 2019 et donc Will Eisner cette année.
Que retenir de William Erwin Eisner (1917-2005 ), auteur incomparable qui a marqué la bande dessinée plus que tout autre ?
Il y a d’un côté le narrateur, le metteur en planche, marqué notamment par le cinéma expressionniste. En 1940, avec le Spirit -un personnage succédané, mais aussi parodique déjà, de super-héros créé pour les cahiers dominicaux des quotidiens américains- il explore les effets graphiques, guide le parcours optique du lecteur sur l’ensemble de la planche en convoquant à la fois raffinement typographique, rythme des cases, jeux d’ombres, etc...
Il y a aussi l’auteur qui dès ses débuts veut porter les comics au rang de littérature avec pour référence les nouvellistes -Guy de Maupassant entre autres- et qui y parvient en 1977 avec A Contract With God and Other Tenenment Stories qui marque la création du roman graphique moderne.
De l’autre côté, il y a aussi l’entrepreneur exigeant et clairvoyant, il n’a pas 20 ans quand il créé avec Jerry Iger le premier studio de comics où l’on répartit les tâches, scénario, crayonné, encrage, lettrage,... entre différents artistes.
Il y a aussi le communicant qui met à profit son enrôlement dans l’armée américaine pendant la Seconde Guerre mondiale pour faire de la bande dessinée un médium complet au service de la pédagogie et de la publicité.
On peut évoquer par ailleurs l’éditeur qui conçoit ce premier livre appelé Graphic Novel, un support souvent porteur de mémoire, devenu aujourd’hui universel, alimenté par des œuvres et des auteurs qui honorent la diversité de l’humanité.
Il y a bien sûr l’humaniste moraliste, chroniqueur du destin des petites gens ballotés par les drames du 20ème siècle.
Enfin, il y a le théoricien auteur d’un livre de référence sur le langage propre à la bande dessinée et qui l’éclaire d’un nom scientifique : L’Art Séquentiel.
Évoquer l’ensemble de cette personnalité tient du défi et la Biennale du 9e art sait les relever. Elle l’a montré avec l’exploit Mc Cay en 2017 qui -avec le soutien de Benoît Peeters et de François Schuiten- combinait profusion, élégance et pédagogie, réussite rééditée avec le tour de force de Jack Kirby en 2019 qui proposait une exploration cosmique des comic books. Cette année, encore une fois avec la collaboration avec Bernard Mahé à la tête de la Galerie 9ème art, la même équipe a réuni de superbes pièces qui font la joie des amateurs.
Le show commence par les planches originales de trois histoires complètes du Spirit. Spirit encore avec une salle dédiée à la redécouverte du personnage à la fin des années 1960 par les artistes de l’Underground. On contemple notamment sourire en coin l’introduction du cadavre exquis Spirit Jam une première planche d’Eisner suivie par une autre dessinée par Denis Kitchen qui deviendra son éditeur de référence et qui nous avait accordé un interview il y a quelques mois.
Spirit toujours avec une reproduction en très grand format de cases emblématiques de la série qui rendent hommage à une parfaite maîtrise du noir et blanc. Spirit encore quand il s’agit de montrer l’évidente influence d’Eisner sur Frank Miller avec des originaux au contraste impeccable de Batman, The Dark Knight Returns ou de Sin City.
L’analyse esthétique de l’œuvre est brillante. Le Spirit s’efface pour la dernière salle du parcours où il est question du roman graphique en concentrant le propos sur New-York, ville que le grand Will incarnait laissant ressurgir ses souvenirs d’enfance au cœur des blocks du Bronx où se côtoyaient les nouveaux citoyens de l’Amérique, juifs ashkénazes, italiens, irlandais,…
Ce dernier sujet offre un relais à une exposition plus modeste située dans le même musée où François Avril présente une quinzaine de sérigraphies qui évoquent cette même « ville debout ». Le créateur du Spirit et le chantre de la ligne claire minimaliste ont en commun de s’affranchir de toute documentation ou croquis sur le vif pour représenter leur décor urbain et de se fier d’abord à ce que leur mémoire a bien voulu imprimer. L’émotion plus forte qu’une recherche illusoire d’exactitude.
Avec un catalogue impressionnant -45 centimètres sur 30- proposé au tarif raisonnable de 30 €, une entrée gratuite pendant tout le mois de juin, l’accent est mis sur un effort d’attraction du grand public. Mais on constate un paradoxe avec une exposition qui touchera surtout les connaisseurs ravis de rencontrer le trait brut de l’artiste.
L’Esprit de Will Eisner -titre de l’exposition- ne peut pas se résumer au Spirit et à quelques accessoires new-yorkais. Le détective masqué est un arbre qui cache un foisonnement et cela embarrassait déjà l’auteur de son vivant. Il est par ailleurs peu probable qu’un lecteur novice trouve son compte dans un recueil d’aventures du Spirit, avec ses histoires par trop répétitives.
En revanche, ce même novice connaitra probablement un choc émotionnel avec la plupart des romans graphiques signé Eisner. Il aurait été intéressant de montrer la richesse des sujets abordés par ces volumes. S’ils prennent souvent pour contexte le New-York de la grande dépression, ils cherchent avant tout à explorer des thématiques universelles, un point sur lequel Will Eisner insistait en préface de chacun de ses récits. On regrette aussi de voir passer à la trappe certaines de ses œuvres remarquables qui n’ont pas New-York pour théâtre, les exercices de style de Mon dernier jour au Vietnam ou l‘ouverture au documentaire du Complot. Par ailleurs, en dehors de Frank Miller, pourquoi ne pas explorer d’autres héritiers ? Sans A Contract with God il n’y aurait probablment pas eu les fameux Maus de Spiegelman, Persépolis de Satrapi ou l’Arabe du futur de Sattouf. L’importance d’Eisner serait apparue de manière plus concrète.
On regrette aussi que tout en restant dans le domaine du Spirit, la question d’Ebony -le personnage faire valoir afro-américain- ne soit pas soulevée. Eisner utilisait un stéréotype racial comme une arme contre les préjugés racistes. Une actualité pourtant brûlante. Bref le nombre d’impasses est conséquent. Privilégier le Spirit était une tendance déjà visible de l’exposition du musée de la Bande dessinée d’Angoulême réalisée pour le centenaire de l’artiste en 2017, elle devient ici un principe assumé au détriment d’un regard plus global, qui, nous l’espérons, sera exploré à une autre occasion.
On ne peut tout de même qu’encourager les bédéphiles de passage à visiter le musée Thomas Henry. Ils peuvent par ailleurs se pencher sur une série de deux auteurs du cru, New Cherbourg Stories par Pierre Gabus et Romuald Reutimann. Inspirés par le patrimoine urbanistique de leur ville fortement marquée par l’embarquement et la quarantaine que devaient subir les aspirants immigrants, ceux-ci ont construit une uchronie aux airs de Belle-époque. Leur récit choral mêle allègrement fantastique et espionnage dans un décor très proche de l’authentique Cherbourg. « C’est né de notre observation de la ville de Cherbourg et de notre volonté de lui rendre un peu de sa grandeur » confiaient-ils à notre collaborateur Jaime Bonkowski de Passos. Puiser dans ses propres racines matière à des récits qui inspirent et enrichissent au loin, l’esprit de Will Eisner est aussi là.
Voir en ligne : Toutes les infos sur la 10e biennale du 9e art
(par Laurent Melikian)
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