Né à Namur en Belgique dans la ville de Félicien Rops, le 16 août 1974, Christophe Simon n’est pas issu d’une famille d’artistes : ses parents sont comptables. Mais son grand-père, fils d’un menuisier-ébéniste, a un bon coup de crayon, même si, lui aussi, travaille comme comptable au ministère des affaires économiques à Bruxelles. "Quand je suis enfant, je le vois dessiner plein de choses de façon réaliste. Si je voulais un soldat pour ma chambre, il me le dessinait. Mes grands-parents habitaient à cinquante mètres de la maison familiale, c’étaient des gens assez bohêmes adorant les animaux, au milieu de la nature. Je les voyais plusieurs fois par jour. Je cherchais à l’imiter, je me suis mis à dessiner."
Son grand-père décède alors que le jeune Christophe a onze ans, mais il a le temps de poser cet acte fondateur : il lui offre un album de Corentin de Paul Cuvelier, point de départ de sa vocation de dessinateur. Mais pour l’heure, ses parents, rationnels et bienveillants, n’imaginent pas qu’il puisse faire son métier de la bande dessinée : ils lui concèdent des cours du soir de dessin, "à la condition qu’il travaille bien à l’école".
Là, il apprend les rudiments du métier auprès de Vittorio Léonardo qui enseigne dans un atelier à Châtelet. Le coloriste carolorégien assure à ce moment la photogravure de Jacques Martin, le dessinateur d’Alix. Le contact est pris : Christophe Simon devient rapidement l’un des assistants de celui qui forgea le concept d’École de Bruxelles. Il travailla successivement sur les séries Orion, Alix, Lefranc, Loïs et assure également des Voyages d’Alix (Casterman) pour un vieux lion fatigué qui perd peu à peu la vue et qui le prend quelquefois comme son confident.
Indépendance
En 2011, quelque peu engoncé dans la "machine martinienne" qui contraint son dessin dans une productivité formatée, il prend son indépendance avec la série Sparte (trois volumes au Lombard), scénarisée par l’historien et écrivain Patrick Weber issu lui aussi de "l’écurie Martin".
La Grèce plutôt que Rome. Une occasion de dessiner des corps nus dans un style académique dans lequel il excelle. Mais la série accroche peu. De Christophe Simon, nous écrivions : "Si l’on peut apprécier la qualité de ses anatomies, on aimerait que ce même effet de réalité et son aptitude à la sensualité se porte également sur les décors, les costumes, les matières…, non pas dans leur justesse, mais dans leur ressenti."
Il semble bien que dans Corentin, il ait retenu la leçon. De toutes les reprises des séries de bande dessinée de ces dernières années, celle du jeune Breton repris par Christophe Simon est sans aucun doute l’une des plus réussies. Pourquoi ?
Par le respect de l’œuvre, d’abord. L’apport de Cuvelier à la bande dessinée belge a été fondamental. Ses débuts furent ceux d’un jeune aspirant-peintre, élève, à l’académie de Mons, de Louis Buisseret (1888-1956), un des derniers peintres néo-classiques belges (ils furent nombreux), prix de Rome section gravure, membre de l’Académie Royale de Belgique. Le peintre "officiel" par excellence. Nous avons pu écrire que la bande dessinée était devenue par la force des choses le dernier conservatoire de techniques picturales désuètes. Quand Paul Cuvelier entre en peinture, il est déjà déclassé : les Fauves, les Cubistes, les Surréalistes, les Abstraits triomphent et l’Exposition Universelle de Bruxelles de 1958, où l’on découvre Le Corbusier, Soto ou Pollock, sanctifie les tendances "modernes".
Dans la bande dessinée belge, Hergé fait figure de commandeur. Son dessin précis, documentaire, "zen" (merci Tchang) sa dramaturgie claire et posée, théâtrale (merci Jacobs) rassurent un public bourgeois qui n’aime pas les audaces. Jacobs dans une veine semi-réaliste d’abord, Paul Cuvelier et Jacques Martin dans une veine réaliste ensuite, sauront répondre à cette injonction "classique".
Une synthèse des "réalistes" de la Ligne Claire
Les capacités graphiques de Cuvelier, par ses solutions graphiques tant au niveau de l’encrage que de la composition, par la virtuosité ses raccourcis et par la vérité de ses attitudes, impressionnent ses contemporains. On est loin des raideurs (attachantes) d’un Hubinon ou d’un Le Rallic, voire de Jacobs, encore plus des approximations anatomiques de la bande dessinée américaine, italienne ou flamande que l’on pouvait découvrir dans les journaux de l’époque. Cuvelier rivalise rien moins qu’avec Harold Foster ou Alex Raymond, les grands maîtres de l’époque pétris de classicisme.
La qualité des lavis de Cuvelier dans les deux premiers Corentin est tout bonnement exceptionnelle. Mais ce qui tranche définitivement avec les auteurs de bande dessinée précités, c’est l’incroyable sensualité de ses personnages. Nous ne sommes pas dans le crypto-érotisme éthéré d’un Pierre Joubert ou le corps idéalisé d’un Crepax, mais dans quelque chose de vrai, d’humain, d’essentiel. "Palpable"...
Mais ces aptitudes géniales vont buter rapidement sur les écueils de cette industrie : l’auteur est soumis à d’incompressibles délais (il se fait aider par les Funcken sur Le Poignard magique), à des scénarios qu’il ne "sent" pas et surtout à un "gap" entre l’énergie investie et le véritable revenu que ce travail rapporte.
Il est très vite découragé. Et quand, vers la fin des années 1960, il parvient, avec des séries comme Flamme d’argent, Line, Wapi ou le retour de Corentin à stabiliser une approche graphique financièrement équilibrée, son esprit est ailleurs : vers cette bande dessinée érotique qui, avec Barbarella, commence à trouver un public. Il se rêve en rival d’Aslan, mais il trop artiste pour cela. Il produit un album chez l’éditeur de Forest et de Crepax, Losfeld, l’animateur des éditions du Terrain Vague : Epoxy (1968). Un scénariste alors inconnu, Jean Van Hamme lui en fournit le script...
Bref, Cuvelier, c’est l’histoire d’une carrière inachevée, d’espoirs déçus, de frustrations récurrentes. Il a quasiment un héritier : Jacques Martin, séduit comme lui par un académisme où point une sourde sensualité, quasiment sulfureuse pour la presse des jeunes. L’impact de Cuvelier sur Martin est presqu’aussi important que sur celui d’un Jacobs qui marqua profondément ses débuts. Martin n’a évidemment pas le même talent que le dessinateur belge mais il est celui, parmi les réalistes de l’école de Bruxelles (Jacobs, Bob De Moor, Roger Leloup, Craenhals également...), qui arrive à transformer ce classicisme espéré en véritable produit d’industrie.
Le vrai disciple
Doté d’une âme de peintre, en phase avec l’esprit bohème de Cuvelier, Christophe Simon est celui qui, jusqu’à présent, l’aborde avec des vraies qualités d’artiste.
Il a étudié son sujet. Le style de Cuvelier est multiforme : il lui arrive, parfois dans le même album, de changer trois fois de technique de dessin (regardez de près les pages de Poignard Magique ou d’Epoxy) : au pinceau, puis à la plume, au pinceau sec... Chez Cuvelier, chaque case est un combat. Christophe Simon, qui possède quelques originaux du maître, le sait plus que tout autre. Il recopie plusieurs dessins du Lensois, s’approprie son encrage et réalise une brillante synthèse entre le réalisme de Cuvelier (période Le Signe du cobra), celui de Jacobs (période Espadon) et celui de Martin (période Légions perdues).
À cela s’ajoute, une empathie réelle pour les personnages. Il n’en est pas un qui ne soit minutieusement observé. Comme Cuvelier, il favorise le dessin d’après nature : "J’ai été dessiner pendant plusieurs mois des nus à l’académie". Et ça se voit : regardez les attitudes, ces coiffures, ces drapés ; observez ces visages, ceux de Sa-Skya et de Chandi-Das, ces marchands, ces soldats, ces vieillards, celui de Corentin partagé entre ses sentiments et son devoir, jusqu’à Kim qui réserve au jeune blond des regards énamourés et des poses à la Von Gloeden ; détaillez ces décors minutieux d’orientaliste appuyées sur un reportage photographique en Inde, où Cuvelier n’est jamais allé... Christophe Simon s’est fait plaisir et nous fait plaisir.
Ce qu’il réussit mieux que Cuvelier, ce sont les décors. Ses palais sont somptueux et la longue scène de nuit, centrale dans l’album, convoque dans nos souvenirs celle du Secret de l’Espadon où Mortimer est prisonnier par les Jaunes pas loin de la base secrète du Ras Musandam.
On ne saurait achever la lecture sans s’attarder sur le scénario de Jean Van Hamme, en fait une adaptation d’une nouvelle du grand scénariste, où l’on retrouve les qualités de dialoguiste, mais aussi d’écrivain. Simon a habilement transformé les descriptions et les monologues intérieurs en récitatifs quasiment jacobsiens. Ajouté à la candeur du personnage et à la simplicité de l’intrigue, cela donne une histoire qui ravit comme un classique de l’École belge des années 1960.
Rien de "vintage" dans tout cela, juste de l’authentique que les couleurs d’Alexandre Carpentier illuminent comme il le faut. Je le redis : cette "renaissance" est l’une des plus réussies et des plus heureuses depuis celle de Blake et Mortimer par Ted Benoît. Il est vrai que Jean Van Hamme était déjà aux manettes...
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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