Daniel Clowes revient avec "Monica"

2023 est une année importante pour les lecteurs francophones de Daniel Clowes. En effet, cet auteur majeur de la bane dessinée alternative américaine est dorénavant publié aussi chez Delcourt, après près de vint ans de collaboration presque exclusive avec les Editions Cornelius.

Delcourt fait d’ailleurs les choses en grand ! Au sein d’un véritable label nommé "La Bibliothèque de Daniel Clowes", cinq albums sont réédités en un peu plus d’une année : Ghost World, Comme un gant de velours pris dans la fonte, Patience, (Twentieth Century) Eightball, tous déjà publiés, ainsi que Pussey ! annoncé pour février prochain. Et au milieu de tout cela survient Monica qui vient de paraître, une nouveauté qui s’impose d’emblée comme une œuvre majeure.

Cet album de cent pages est composé de neuf récits et d’autant de chapitres de la vie de Monica, le personnage-titre. De la jeunesse de ses parents à la fin de sa propre vie, Monica retrace le destin d’une jeune femme qui se cherche, elle-même autant que ses propres racines.

Dire que son enfance était mouvementée serait peu de choses : en pleine période hippie, sa rebelle de mère a rejeté son petit ami de l’époque parti au Vietnam, pour s’enticher d’un peintre contestataire. Qui n’est que le premier d’une collection d’amants, allant des plus sympas aux plus barrés, avec comme point commun de passer à la vitesse d’une comète avant de repartir. Parfois choyée, souvent laissée pour compte, la petite Monica est finalement abandonnée par sa mère, sans jamais savoir qui était son père.

Et lorsque sa dernière tutrice qu’est sa grand-mère décède à son tour, quinze ans plus tard, Monica se retrouve désespérément seule. La jeune femme balance alors son petit copain de l’époque pour aller s’enfermer dans le chalet qu’occupaient ses grands-parents lorsqu’ils l’emmenaient en vacances. Elle y broie du noir, jusqu’à se rendre compte qu’une étrange vibration émane de la chambre de son grand-père décédé. Prise d’une inspiration, elle va chercher une radio et au gré des fréquences, l’incroyable se produit : elle entend une voix qui lui parle, c’est celle de son grand-père en direct de l’au-delà !

Passée cette entrée en matière, nous suivons le destin de Monica dans sa quête d’elle-même et de ses parents. De surprises en désenchantements, le lecteur se pose d’irrémédiables questions : Qu’est-ce qui est la vérité, d’abord ? Car une partie des propos de Monica sont basés sur ses souvenirs d’enfant, flous et réfractés par le prisme des années et de son envie d’en savoir plus. Les éléments rapportés sont-ils le fruit d’une métaphore ou la narratrice a vraiment vécu elle-même ce qu’elle raconte ? Sombre-t-elle dans la folie ? Au gré des indices semés d’un chapitre à l’autre, on se rend compte que tout se relie sans s’accorder parfaitement... Bien entendu volontairement !

La seconde grande série de questions qui nous submerge à la lecture de Monica est la constatation de la dérive sectaire contemporaine. Les deux femmes centrales du récit, Monica et sa mère, souffrent toutes deux (à un degré différent) de la difficulté de s’insérer dans la convenance d’un monde traditionnel. C’est lié à leur difficulté de percevoir les vrais sentiments des gens qui les entourent (comme le démontre clairement le décalage entre les dialogues et les narratifs), mais aussi à se stabiliser et s’épanouir auprès d’une seule et même personne.

Est-ce lié au fait que Daniel Clowes puise dans sa propre expérience pour insuffler dans Monica les questions qui le taraudent ? Comme la question d’avoir un enfant en dépit des difficultés comme il l’abordait déjà dans Patience ? Ou les thématiques de l’aliénation et de la solitude qu’il tire d’album en album ?

Quoiqu’il en soit, leur immersion dans le quotidien d’une secte est interpellante. L’attrait d’abandonner toute part de décision pour se dissoudre dans un collectif est à la fois le reflet de la santé mentale de l’héroïne, mais aussi une alerte adressée aux lecteurs. Et ce ne sont que quelques-uns des sujets abordés dans ce tourbillonnant récit. On s’en sort pas indemne, car ses questionnnements continuent encore de tourner bien après avoir refermé Monica.

Clowes modifie même le fond de la page pour rendre hommage aux récits d’horreur emblématiques

La maîtrise graphique de Daniel Clowes n’y est pas pour rien. Son dessin minutieux et le choix de ses couleurs apportent une lisibilité parfaite qui contraste volontairement avec un propos plus énigmatique dont la compréhension nécessite l’implication du lecteur. Chaque case profite d’une grande force, et certaines sont de petits bijoux de composition, tant dans l’intention narrative que dans le graphisme. L’auteur emprunte d’ailleurs à différents styles dans chaque histoire, passant de la romance au récit de guerre, voire à l’horreur des histoires de Lovecraft. Il compose ainsi une mosaïque dont les différents regards se croisent et se renvoient, jusqu’à une vertigineuse introspection.

À bien des égards, Monica s’impose donc comme un livre majeur qui nous hypnotise, nous remplit et nous questionne bien après sa lecture. Comme toutes les créations qui comptent !