Son espace des expositions temporaires avait déjà permis au Musée Hergé de dresser quelques beaux portraits, qu’ils soient plus (Hugo Pratt) ou moins éloignées du papa de Tintin (Nat Neujean, Raymond Leblanc, Tchang, etc.). Et pourtant, jamais son contenu ne nous avait paru aussi intéressant et proche d’Hergé, à la fois de l’homme et de l’auteur.
« Tonnerre de Brest », la fameuse réplique du Capitaine Haddock et qui donne le titre de cette exposition, symbolise à la fois cette dualité et les surprises qu’elle peut renfermer. D’après la légende, on doit cette formule à Marcel Stal, un ami d’Hergé dont il fit la connaissance dans les années trente. Mais la contribution de ce militaire de carrière ne s’arrête pas au juron du capitaine. Colonel à la retraite, il réalisa un vieux rêve en 1960 : ouvrir une galerie d’art nommée « Carrefour », à l’avenue Louise de Bruxelles, à quelques pas des Studios Hergé.
Le père de Tintin, qui avait soutenu financièrement l’ouverture de cette galerie, prit l’habitude de venir y boire l’apéritif tous les midis, en compagnie de collectionneurs, artistes, et autres critiques d’art. Les débats y étaient passionnés, érudits, et c’est là qu’Hergé commence sa véritable initiation à la peinture abstraite.
« Il interrogeait, écoutait et comparait, explique Fanny Rodwell [1]. C’est ainsi qu’il s’est progressivement initié aux mouvements d’avant-garde et qu’il est entré en contact personnel avec de nombreux artistes. [...] Il ne pouvait vivre sans être entouré d’objets et d’images de qualité. En ce domaine aussi, il avait pour critère principal la clarté, une certaine évidence linéaire qui correspondait bien à sa propre vision. »
Il faut souligner que de gros bouleversements se profilaient dans la société de cette fin des sixties, mais aussi dans la vie personnelle d’Hergé ; la métamorphose de l’artiste prit vraiment corps à ce moment, ainsi que son goût pour la création contemporaine.
En effet, Hergé se porta acquéreur de peintures d’artistes contemporains : Fontana, Poliakoff, et plusieurs peintres abstraits européens. Il fut aussi attiré par l’abstraction froide des artistes « Hard Edge ». Un adepte de la ligne claire comme lui ne pouvait rester insensible aux rigueurs abstraites d’un Frank Stella, Kenneth Noland, Barnett Newman… Puis il plongea dans l’univers de Roy Lichtenstein, dont il admirait la précision du trait, les aplats de couleur, les thèmes ultralisibles, issus de l’imagerie des comics.
D’autre part, ce fut la fréquentation d’une autre galerie (Galerie D), animée par Guy de Bruyn, qui l’amèna à rencontrer Andy Warhol, en 1972, à New York. Quelques années plus tard, le pape du Pop Art réalisa les fameux portraits d’Hergé, qu’il vint lui remettre en mains propres à Bruxelles, lors d’une journée mémorable : c’était la rencontre de deux génies, l’un de la bande dessinée, l’autre de l’art contemporain. Au cours de cette période foisonnante, Hergé eu d’ailleurs souvent l’occasion de débattre de la place de la BD dans le champ de l’art moderne. Lui, qui fit œuvre de pionnier dans la bande dessinée, il s’était évidemment complètement reconnu dans l’univers de ces autres pionniers, ceux de la peinture contemporaine.
Mais Hergé ne se contenta pas d’être un simple amateur : après avoir posé ses pinceaux dans les années quarante (il avait réalisé des tableaux de sa première épouse et de chats), il visa à l’abstraction dans les années soixante, ainsi qu’un autre versant de la création qu’il retrouve plus dans la peinture : la contemplation. Cet enthousiasme pour l’art abstrait le poussa donc à se tourner à nouveau vers l’acte de peindre. Il se trouvera un « professeur », en la personne de Louis Van Lint, un des meilleurs peintres abstraits belges.
Après plusieurs séances de travail, étalées sur une année (entre 1963 et 1964), Hergé se révéla vite insatisfait de sa progression, et ne s’entêta pas. Il ne voulait surtout pas devenir un peintre du dimanche et ranga alors ses pinceaux. Après sa mort, on a retrouvé une petite quarantaine de toiles abstraites, entreposées dans son grenier. Le critique d’art Pierre Sterckx les a observées, et les a trouvées pas inintéressantes du tout :
« Ce sont vraiment des tableaux où il n’y a pas de fautes. Ils fonctionnent admirablement au niveau du dessin, de la lumière, de la couleur, de la composition. Ce sont de très beaux tableaux abstraits, tous sous influences, Miro, Devan, Poliakoff, Klee ou Van Lint. Il faisait ses classes. Eut-il été persévérant et entêté, peut-être que dix ans plus tard, comme tous les peintres, il serait sorti de sa chrysalide. Mais il a arrêté… »
Ces peintures avaient déjà été publiées dans le dernier livre de Pierre Sterckx, Hergé et l’Art, que nous avions déjà évoqué. En effet, cet ouvrage se clôt sur les peintures réalisées par Hergé et surtout sur sa collection de peintures dont Sterckx, historien et pédagogue de l’art, avait bien souvent conseillé l’achat.
Hergé et l’Art est donc l’ouvrage de référence en lien avec cette exposition où l’on découvre une partie des peintures achetées ou réalisées par Hergé, mais également des œuvres de Tchang, son ami artiste qui lui ouvrit les frontières à plusieurs points de vue.
La dernière partie de cette exposition revient sur le dernier album inachevé d’Hergé, celui qui fut le plus empreint de son goût pour l’art contemporain : L’Alph-Art. On y découvre une impressionnante série de croquis préparatoires, dont certains étaient restés inédits. Comparer les découpages du maître, et tenter de comprendre le fil de ses pensées via ses essais et ses remords termine ce tour d’horizon de ses faces cachées.
L’analyse de Didier Platteau
Lors de notre visite de cette exposition, nous rencontrons Didier Platteau, ancien timonier des Editions Casterman et spécialiste de l’œuvre d’Hergé, aujourd’hui responsable des éditions Moulinsart. Il nous donnes sa vision de l’exposition :
« Nick et Fanny avaient le désir de montrer au grand jour les œuvres personnelles d’Hergé : celles qu’il avait achetées, et celles qu’il avait peintes. Une belle façon de présenter la face cachée pour mesurer l’ampleur de l’homme ; il était modeste, lucide, et ne se mettait en avant. L’ampleur de cette exposition dépasse d’ailleurs le fait de présenter les toiles d’Hergé, une expression artistique sympathique mais mitigée. Remontons un peu le temps en fonction des albums. »
« Avec Tintin au Tibet, Hergé se confronte à lui-même entre autres via la psychanalyse et commence à être amoureux de Fanny. Dans Les Bijoux de la Castafiore, il prend tous ses personnages et les fait jouer à la maison : Hergé s’occupe donc de lui. Il lit le taoïsme et le bouddhisme, il prend un appartement à Uccle et s’installe avec Fanny. Il commence également à peindre. Il s’intéresse également à l’art en découvrant les galeries grâce à son ami Marcel Stal, et il voyage. Il s’agit donc d’un réel basculement dans sa vie, dont ses peintures ne sont que la face visible. »
« Ces œuvres me passionnent donc car elles représentent le chaînon manquant dans la trajectoire de cet auteur hors du commun : Hergé cherchait sa sérénité, ces toiles symbolisent sa recherche de la contemplation : les voyages, les paysages, Fanny et sa passion amoureuse. Et il a sans doute arrêté de peindre, car il ne trouvait pas la force contemplative qu’il recherchait au sein de ses propres toiles. »
« Selon moi, le dessinateur et l’homme se sont séparés après Les Bijoux de la Castafiore. Le dessinateur prolonge l’œuvre avec Vol 714 pour Sydney et les Picaros tandis que l’homme accomplit une autre recherche, plus personnelle. Mais ils se retrouvent tous deux au sein de l’Alph-Art. Hergé reprend cette distance ironique, même par rapport à l’art contemporain et surtout conceptuel : il se moquait alors de lui-même ! Bien entendu, le rapport à l’art transpirait déjà auparavant, via le masque africain de "L’Oreille Cassée" par exemple, ou de manière plus affirmée avec la sculpture phénoménale des Picaros. »
« L’autre élément qui m’impressionne réside dans l’apprentissage autodidacte d’Hergé : il ne connaît pas les certitudes de l’académisme et est en perpétuel phase d’apprentissage. Comme je l’ai vécu également avec Hugo Pratt qui était aussi autodidacte, Hergé était curieux de toutes les formes artistiques : il cherchait tout et son contraire. Et pas seulement sur le plan pictural, mais aussi musical comme son attrait pour l’opéra ou le compositeur Satie. »
« Et c’est parce qu’il cherche à apprendre et comprendre qu’il choisit de s’entourer d’experts comme le galeriste Marcel Stal, le critique d’art et professeur Pierre Sterckx, ou encore le peintre Louis Van Limt en tant que professeur, ce qui n’était pas rien. Ce goût d’apprendre s’est sans doute manifesté avec Tchang, cette ouverture vers un autre univers que le sien, et ses débuts au pinceau. L’œuvre d’Hergé commence donc au "Lotus bleu" pour se terminer aux "Bijoux de la Castafiore". Puis le dessinateur continue tandis que l’homme vit autre chose, avant la réunification des deux pôles dans "l’Alph-Art". Et cette trajectoire représente sans doute ce qui m’intéresse le plus dans l’œuvre et la vie d’Hergé. »
« Concernant le travail sur L’Alph-Art, il existe effectivement des éléments préparatoires à certaines planches qui n’ont pas encore été publiés. À l’époque, Fanny a fait le choix de présenter les planches les plus abouties tout en laissant les préparatoires de côté. Certains dédoublements de planches comme les 7 et 7bis sont bien très intéressantes à étudier… Et très émouvant, car rappelons que l’Alph-Art se termine avec la mort du Tintin, qui se transforme en œuvre d’art. Son œuvre est donc autobiographique, car Tintin meurt avec Hergé. »
Une prochaine grande exposition au Grand Palais
D’après Anne Eyberg la nouvelle directrice du Musée Hergé, Nick Rodwell l’a informé que cette exposition temporaire ne serait qu’un apéritif au regard à ce qui sera présenté à partir du 28 septembre au Grand Palais : une grande exposition rétrospective consacrée à Hergé et entre autres à son personnage de Tintin. En attendant cette consécration, cette exposition temporaire qui se termine malheureusement trop tôt afin de pouvoir rejoindre le Grand Palais mérite bien plus que le détour !
Et pour ceux qui n’auraient pas l’occasion de passer par le Musée Hergé dans l’intervalle, deux ouvrages sont bien entendu à conseiller : L’Art d’Hergé de Pierre Sterckx et le deuxième volume feuilleton intégral qui reprend tous les travaux d’Hergé.
Propos recueillis par Charles-Louis Detournay
(par Charles-Louis Detournay)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Jusqu’au 6 juillet 2016, l’exposition "Tonnerre de Brest", au Musée Hergé, Rue du Labrador, 26 1348 Louvain-la-Neuve (Belgique)
Du mardi au vendredi inclus de 10h30 à 17h30
Le samedi et le dimanche de 10h00 à 18h00
T. + 32 10 48 84 21
www.museeherge.com
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[1] Hergé et Tintin Reporters, Par Philippe Goddin, Ed. du Lombard, 1986.
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