Le roman graphique, qui est de plus en plus désigné dans nos contrées par le vocable anglais de « Graphic Novel », concerne ce type d’ouvrages qui a le format d’un roman, qui est vendu en librairie aux côtés des romans, mais qui est avant tout une bande dessinée. La vulgate des spécialistes de la BD situe le commencement du genre en octobre 1978, lorsque Will Eisner, l’un des fondateurs de l’industrie du comic-book, publie chez Baronet A Contract With God and Other Tenements Stories (Un pacte avec Dieu, dans sa version française chez Delcourt), un recueil de courtes nouvelles qui constitue le premier de ses « romans graphiques » où il se remémore le Bronx de son enfance.
Dans son article [1], Jean-Paul Gabilliet remet un peu de complexité dans cette histoire simple (et sainte).
D’abord en précisant qu’à la fin des années 1970, ce terme désignait « tantôt des albums de bandes dessinées à l’européenne, tantôt des livres traditionnels et qui contenaient des récits bédéiques, autonomes, ne s’inscrivant dans aucune série “à suivre” ». Une commodité de format en quelque sorte. Jusque-là, explique-t-il, la langue anglaise ne comportant pas de terme pour désigner spécifiquement la bande dessinée, les albums de Tintin étaient simplement appelés « comic-books ».
Il mentionne que le terme « Graphic Novel » aurait été utilisé pour la première fois par un fan de comics, Richard Kyle, dans le n°2 du fanzine Capa-Alpha (Nov. 1964), dans sa rubrique « Wonderworld ». Le jeune critique y annonçait qu’il utiliserait les termes de « Graphic Novel » et de « Graphic Story » chaque fois qu’il parlerait d’une BD de qualité, considérant que le terme « comic » recouvrait injustement les qualités littéraires de certaines productions du Neuvième Art. Gabilliet ajoute que ce terme est également utilisé dans un article du New York Times quelques mois avant la publication de l’ouvrage de Will Eisner pour annoncer la publication d’un ouvrage de Jack Katz, The First Kingdom, chez Pocket Books, ou encore pour le Neverwhere de Richard Corben chez Ballantine Books (Den en français, aux Humanoïdes Associés). Deux ans auparavant, un ouvrage intitulé Beyond Time and Again, signé Georges Metzger, se vendait en utilisant le terme de « Graphic Novel » sur la page de titre. Curieusement, Gabilliet ne mentionne pas l’ouvrage, également précurseur, de Jim Steranko, Chandler : Red Tide, un album qui mélange vignettes de bande dessinée (ou d’illustrations, selon le point de vue du lecteur) et textes sous les cases, et dans l’introduction duquel l’auteur utilise lui aussi le terme de « graphic novel », mais dont la couverture mentionne cependant celui de « visual novel ».
Notre expert de la bande dessinée américaine explique ensuite qu’en dépit de la popularité impulsée par l’usage qu’en fait Will Eisner, le terme met du temps à s’imposer. Maus d’Art Spiegelman, puis Batman : The Dark Knight Returns de Frank Miller, enfin Watchmen de Moore et Gibbons, trois œuvres publiées en 1986, mettront tout le monde d’accord sur l’idée que la bande dessinée est désormais une œuvre littéraire. Le genre s’impose en librairie et le Graphic Novel dépasse, selon ICV2 News cité par notre chercheur, les ventes du comic-book en 2005.
Pour expliquer son succès, Jean-Paul Gabilliet met en avant la « légitimité culturelle » que procure cette nouvelle forme d’exploitation de la bande dessinée aux États-Unis, une légitimité à laquelle les historiens et les critiques se seraient empressés, dit-il, à en retrouver « les incarnations passées ». Et d’égrener une longue liste d’« ancêtres » parmi lesquels on trouve le Belge Frans Masereel (dès 1920), l’Américain Lynn Ward, dont l’influence est revendiquée par Will Eisner dès 1978, et bien d’autres auteurs, de Walt Kelly à Jules Feiffer, qui ont échappé au format du comic-book pour exister en librairie [2].
Néanmoins, si cette étude apporte, grâce à son érudition, un éclairage inédit et passionnant sur cette norme éditoriale qui est devenue, ainsi que nous l’avons maintes fois relaté, un mode d’expression aujourd’hui universel, elle perd en cours de route deux faits économiques, nous semble-t-il majeurs, dans les raisons de sa durable expansion :
1/ La compilation de recueils des classiques du comic-book américain (publiés en librairie sous la forme de Tradepaperbacks ) produits sous cette forme en librairie de façon systématique à la fin des années 80, une tendance qui permit aux premiers graphic-novels de s’y maintenir, de la même façon que les « belgeries » des éditions Deligne, Chlorophylle, Jonas ou Magic-Strip (et dans une certaine mesure Glénat) avaient accompagné dans les premiers temps l’éclosion des catalogues qui se constituèrent dans les années 1970 autour des publications de L’Écho des Savanes, de Métal Hurlant et de Fluide Glacial.
2/ La nécessaire éclosion en librairie, dans les années 1970, d’une bande dessinée adulte qui entama sa course sous l’impulsion de l’Underground aux États-Unis (Will Eisner exprima plusieurs fois le rôle que les figures de l’Underground américain, Robert Crumb et Denis Kitchen en tête, avaient joué dans sa « renaissance » à la bande dessinée dans ces années-là) et qui s’épanouit pleinement en Europe autour d’éditeurs comme Charlie Mensuel, Les Humanoïdes Associés, Artefact, Les Éditions du Fromage, Albin Michel, Casterman et sa revue (À Suivre), Futuropolis, et même dans une certaine mesure Jacques Glénat. Quand Eisner vient à Angoulême en 1975, il prend la pleine conscience de ce qu’il qualifiera plus tard de « révolution » européenne.
À cela s’ajoute, et plusieurs textes s’étendent longuement sur ce sujet dans le catalogue de l’exposition De Superman au Chat du Rabbin, une qualité à laquelle Jean-Paul Gabilliet oublie de rendre justice, inexplicablement : la dimension mémorielle de l’invention de Will Eisner et dont on retrouve les caractéristiques aussi bien dans le Maus de Spiegelman que dans les autres graphic novels les plus notoires : L’Ascension du Haut-Mal de David B, Persépolis de Marjane Satrapi , La Guerre d’Alan d’Emmanuel Guibert, et même, d’une certaine façon, Palestine, une nation occupée de Joe Sacco, le Ghost World de Daniel Clowes, L’Art invisible de Scott McCloud, ou encore récemment le Calcutta de Sarnath Banerjee. Sans cette dimension singulière et essentielle, le Graphic Novel ne serait pas, je pense, ce qu’il est devenu aujourd’hui.
Quant à l’antériorité de l’invention du Graphic Novel, le débat reste ouvert.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Quelques ouvrages de référence :
• Jean-Paul Gabilliet, Aux sources du Graphic Novel, in Le Collectionneur de bandes dessinées N°111, automne 2007.
• Collectif, Catalogue de l’exposition De Superman au Chat du Rabbin : La mémoire et le roman graphique, octobre 2007.
• Paul Gravett, Graphic Novels : Stories To Change Your Life, Aurum Press, 2005.
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Le PREMIER VOLET de l’enquête
Le SECOND VOLET de l’enquête
Le TROISIÈME VOLET de l’enquête
Qu’est-ce que le Roman Graphique 1/2
Postures et impostures du Roman Graphique 2/2
[1] Un article dédié à Annie Baron-Carvais.
[2] On peut également citer It Rhymes with Lust, un polar format poche d’environ 120 pages, réalisé par Arnold Drake, Leslie Waller et Matt Baker, datant de 1950 et récemment republié par Dark Horse Books, qui était qualifié par ses auteurs de « picture novel » (roman en images).
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