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Sur les traces du Graphic Novel

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 17 novembre 2007                      Lien  
Le Collectionneur de Bandes Dessinées publie ces jours-ci une étude de Jean-Paul Gabilliet intitulée «Aux Sources du Graphic Novel». Un travail remarquable et érudit qui mérite néanmoins d’être prolongé.

Sur les traces du Graphic Novel
Frans Masereel, dans La Ville (1925). Il est considéré comme l’un des précurseurs du Graphic Novel.
(C) Frans Masereel.

Le roman graphique, qui est de plus en plus désigné dans nos contrées par le vocable anglais de « Graphic Novel », concerne ce type d’ouvrages qui a le format d’un roman, qui est vendu en librairie aux côtés des romans, mais qui est avant tout une bande dessinée. La vulgate des spécialistes de la BD situe le commencement du genre en octobre 1978, lorsque Will Eisner, l’un des fondateurs de l’industrie du comic-book, publie chez Baronet A Contract With God and Other Tenements Stories (Un pacte avec Dieu, dans sa version française chez Delcourt), un recueil de courtes nouvelles qui constitue le premier de ses « romans graphiques » où il se remémore le Bronx de son enfance.

Dans son article [1], Jean-Paul Gabilliet remet un peu de complexité dans cette histoire simple (et sainte).

Dans le N°2 de Capa-Alpha (1964), Richard Kyle utilise pour la première fois le vocable de Graphic Novel.

D’abord en précisant qu’à la fin des années 1970, ce terme désignait « tantôt des albums de bandes dessinées à l’européenne, tantôt des livres traditionnels et qui contenaient des récits bédéiques, autonomes, ne s’inscrivant dans aucune série “à suivre”  ». Une commodité de format en quelque sorte. Jusque-là, explique-t-il, la langue anglaise ne comportant pas de terme pour désigner spécifiquement la bande dessinée, les albums de Tintin étaient simplement appelés « comic-books ».

Il mentionne que le terme « Graphic Novel » aurait été utilisé pour la première fois par un fan de comics, Richard Kyle, dans le n°2 du fanzine Capa-Alpha (Nov. 1964), dans sa rubrique « Wonderworld ». Le jeune critique y annonçait qu’il utiliserait les termes de « Graphic Novel » et de « Graphic Story » chaque fois qu’il parlerait d’une BD de qualité, considérant que le terme « comic » recouvrait injustement les qualités littéraires de certaines productions du Neuvième Art. Gabilliet ajoute que ce terme est également utilisé dans un article du New York Times quelques mois avant la publication de l’ouvrage de Will Eisner pour annoncer la publication d’un ouvrage de Jack Katz, The First Kingdom, chez Pocket Books, ou encore pour le Neverwhere de Richard Corben chez Ballantine Books (Den en français, aux Humanoïdes Associés). Deux ans auparavant, un ouvrage intitulé Beyond Time and Again, signé Georges Metzger, se vendait en utilisant le terme de « Graphic Novel » sur la page de titre. Curieusement, Gabilliet ne mentionne pas l’ouvrage, également précurseur, de Jim Steranko, Chandler : Red Tide, un album qui mélange vignettes de bande dessinée (ou d’illustrations, selon le point de vue du lecteur) et textes sous les cases, et dans l’introduction duquel l’auteur utilise lui aussi le terme de « graphic novel », mais dont la couverture mentionne cependant celui de « visual novel ».

Will Eisner ne serait pas le créateur du Graphic Novel ?
Photo : DR

Notre expert de la bande dessinée américaine explique ensuite qu’en dépit de la popularité impulsée par l’usage qu’en fait Will Eisner, le terme met du temps à s’imposer. Maus d’Art Spiegelman, puis Batman : The Dark Knight Returns de Frank Miller, enfin Watchmen de Moore et Gibbons, trois œuvres publiées en 1986, mettront tout le monde d’accord sur l’idée que la bande dessinée est désormais une œuvre littéraire. Le genre s’impose en librairie et le Graphic Novel dépasse, selon ICV2 News cité par notre chercheur, les ventes du comic-book en 2005.

Selon Will Eisner, la suite de gravures sur bois Gods’ Man de Lynn Ward (1929) l’aurait inspiré pour A Contract With God.

Pour expliquer son succès, Jean-Paul Gabilliet met en avant la « légitimité culturelle » que procure cette nouvelle forme d’exploitation de la bande dessinée aux États-Unis, une légitimité à laquelle les historiens et les critiques se seraient empressés, dit-il, à en retrouver « les incarnations passées ». Et d’égrener une longue liste d’« ancêtres » parmi lesquels on trouve le Belge Frans Masereel (dès 1920), l’Américain Lynn Ward, dont l’influence est revendiquée par Will Eisner dès 1978, et bien d’autres auteurs, de Walt Kelly à Jules Feiffer, qui ont échappé au format du comic-book pour exister en librairie [2].

Dans l’introduction de Chandler : Red tide (La Marée rouge en français, 1976), Jim Steranko évoque le Graphic Novel comme un nouveau concept éditorial.

Néanmoins, si cette étude apporte, grâce à son érudition, un éclairage inédit et passionnant sur cette norme éditoriale qui est devenue, ainsi que nous l’avons maintes fois relaté, un mode d’expression aujourd’hui universel, elle perd en cours de route deux faits économiques, nous semble-t-il majeurs, dans les raisons de sa durable expansion :

1/ La compilation de recueils des classiques du comic-book américain (publiés en librairie sous la forme de Tradepaperbacks ) produits sous cette forme en librairie de façon systématique à la fin des années 80, une tendance qui permit aux premiers graphic-novels de s’y maintenir, de la même façon que les « belgeries » des éditions Deligne, Chlorophylle, Jonas ou Magic-Strip (et dans une certaine mesure Glénat) avaient accompagné dans les premiers temps l’éclosion des catalogues qui se constituèrent dans les années 1970 autour des publications de L’Écho des Savanes, de Métal Hurlant et de Fluide Glacial.

En 30 ans, le Graphic Novel a envahi la planète BD. Ci-contre, un ouvrage de référence signé par l’historien anglais Paul Gravett. On attend sa traduction en français.
Ed. Aurum Press

2/ La nécessaire éclosion en librairie, dans les années 1970, d’une bande dessinée adulte qui entama sa course sous l’impulsion de l’Underground aux États-Unis (Will Eisner exprima plusieurs fois le rôle que les figures de l’Underground américain, Robert Crumb et Denis Kitchen en tête, avaient joué dans sa « renaissance » à la bande dessinée dans ces années-là) et qui s’épanouit pleinement en Europe autour d’éditeurs comme Charlie Mensuel, Les Humanoïdes Associés, Artefact, Les Éditions du Fromage, Albin Michel, Casterman et sa revue (À Suivre), Futuropolis, et même dans une certaine mesure Jacques Glénat. Quand Eisner vient à Angoulême en 1975, il prend la pleine conscience de ce qu’il qualifiera plus tard de « révolution » européenne.

Catalogue de l’exposition De Superman au Chat du rabbin. Le rôle mémoriel du Graphic Novel y est mis en évidence.

À cela s’ajoute, et plusieurs textes s’étendent longuement sur ce sujet dans le catalogue de l’exposition De Superman au Chat du Rabbin, une qualité à laquelle Jean-Paul Gabilliet oublie de rendre justice, inexplicablement : la dimension mémorielle de l’invention de Will Eisner et dont on retrouve les caractéristiques aussi bien dans le Maus de Spiegelman que dans les autres graphic novels les plus notoires : L’Ascension du Haut-Mal de David B, Persépolis de Marjane Satrapi , La Guerre d’Alan d’Emmanuel Guibert, et même, d’une certaine façon, Palestine, une nation occupée de Joe Sacco, le Ghost World de Daniel Clowes, L’Art invisible de Scott McCloud, ou encore récemment le Calcutta de Sarnath Banerjee. Sans cette dimension singulière et essentielle, le Graphic Novel ne serait pas, je pense, ce qu’il est devenu aujourd’hui.

Quant à l’antériorité de l’invention du Graphic Novel, le débat reste ouvert.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

Quelques ouvrages de référence :

• Jean-Paul Gabilliet, Aux sources du Graphic Novel, in Le Collectionneur de bandes dessinées N°111, automne 2007.

• Collectif, Catalogue de l’exposition De Superman au Chat du Rabbin : La mémoire et le roman graphique, octobre 2007.

• Paul Gravett, Graphic Novels : Stories To Change Your Life, Aurum Press, 2005.

LIRE AUSSI :

LIRE AUSSI :

- Le PREMIER VOLET de l’enquête
- Le SECOND VOLET de l’enquête
- Le TROISIÈME VOLET de l’enquête

- Qu’est-ce que le Roman Graphique 1/2
- Postures et impostures du Roman Graphique 2/2

[1Un article dédié à Annie Baron-Carvais.

[2On peut également citer It Rhymes with Lust, un polar format poche d’environ 120 pages, réalisé par Arnold Drake, Leslie Waller et Matt Baker, datant de 1950 et récemment republié par Dark Horse Books, qui était qualifié par ses auteurs de « picture novel » (roman en images).

 
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11 Messages :
  • Le roman graphique européen
    19 novembre 2007 09:47, par François

    On pourrait compléter votre point 2 (repris ci-dessous) par la parution quelques annnées auparavant de l’oeuvre majeure d’Hugo Pratt, "La Ballade de la mer salée", dans le n°1 de la revue Sgt. Kirk, présenté au festival de Lucca le 1er juillet 1967 (oeuvre terminée en février 1969). Après sa 1ère parution en album en Italie en 1972, La Ballade paraîtra chez Casterman en 1975, provoquant l’étonnement général par le format et le volume de cette bande dessinée hors norme.
    On pourrait considérer cette oeuvre comme un des premiers romans graphiques européens.
    Cordialement.

    "La nécessaire éclosion en librairie, dans les années 1970, d’une bande dessinée adulte qui entama sa course sous l’impulsion de l’Underground aux États-Unis (...) et qui s’épanouit pleinement en Europe autour d’éditeurs comme Charlie Mensuel, Les Humanoïdes Associés, Artefact, Les Éditions du Fromage, Albin Michel, Casterman et sa revue (À Suivre), Futuropolis, et même dans une certaine mesure Jacques Glénat. Quand Eisner vient à Angoulême en 1975, il prend la pleine conscience de ce qu’il qualifiera plus tard de « révolution » européenne."

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  • Sur les traces du Graphic Novel
    19 novembre 2007 21:19, par Jean-no

    Tout ça donne des pistes (ça fait plaisir d’entendre parler de Masereel, on l’oublie souvent, on peut aussi évoquer Hogarth - William) mais à mon sens, le "graphic novel" est né chaque fois (car il y a eu plusieurs fois) qu’on a pris une bande dessinée au sérieux. "Un contrat avec dieu", "La balade de la mer salée", "Maus", "Pascin", "Persépolis" sont des exemples de moments de ce genre, où subitement un chroniqueur littéraire, un jury littéraire (ou plusieurs) ont osé présenter une bande dessinée comme quelque chose qui dépassait la distraction enfantine ou l’excitation de la libido adolescente. Finalement c’est à sa réception autant qu’à ses ambitions affichées que je distingue le "graphic novel".

    Voir en ligne : Savants Américains point com

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  • DU roman graphique
    20 novembre 2007 10:17

    EAST OF FIFTH de Alann Dunn (1948)

    IT SHOULD’NT HAPPEN de Don Freeman (1945)

    ES WAR EINMAL de Olaf Gulbransson (1934)

    ALAY OOP de William Gropper (1930)

    LE VEAU GRAS de Hermann Paul (1904)

    et c’est sans parler du projet MAESTRO de roman de poche entièrement muet et en dessin que Caran d’Ache proposa au Figaro en 1890...

    Tout ça pour dire que la paternité du « roman graphique », qui n’est autre qu’une évidence formelle et narrative de toute les époques, est vraiment un débat bien creux devant les chefs-d’oeuvre oubliés par la mémoire étroite et limité de la « bande dessinée ». Désolé de m’emporter, mais entendre rabâcher « MAUS » par ici et « Pratt » par là, une fois de plus... houlala, faudrait ouvrir un peu et aérer l’endroit parce qu’on va finir par ne plus respirer la d’dans. Bien à vous.

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    • Répondu par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 20 novembre 2007 à  11:11 :

      Ah, ces experts anonymes qui respirent le grand air !

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      • Répondu par Fred Poullet le 16 juin 2015 à  16:21 :

        Cherchant une info sur le sujet, je retombe sur cet article et honte sur moi, je n’avais à l’époque pas signer mes interventions. Désolé.
        Fred Poullet

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    • Répondu par Alex le 20 novembre 2007 à  22:23 :

      Aah, c’est un jeu de "Cherchez l’intrus"...
      Je crois que la réponse est le numéro 4.

      Le titre de l’oeuvre est "Alley Oop" et non pas "Alay Oop", sa date de création est de 1933 et pas 1930, son créateur est V.T Hamlin et pas William Gropper, et enfin il s’agit d’un strip quotidien et non pas d’une "graphic novel"

      J’ai bon ?

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  • Sur les traces du Graphic Novel
    5 décembre 2007 09:21, par Jean-Paul Gabilliet

    Cher Didier Pasamonik,

    Je vous remercie d’avoir accordé autant d’attention (et d’espace) à mon article du CBD sur les sources du graphic novel.

    En réponse aux remarques que vous faites à son propos, voici ce que j’ai à dire :

    a) A propos de la non-inclusion parmi les "précurseurs du GN" du Red Tide de Raymond Chandler illustré par Jim Steranko : même si Steranko utilise l’expression “graphic novel” dans l’introduction (je vous fais confiance sur ce point, je ne l’ai pas sous la main pour vérifier), ce n’en est pas un : de mon point de vue, c’est “seulement” un roman assorti d’illustrations. Je le place sur le même échelon créatif et esthétique que les divers romans de Céline illustrés par Tardi : ce sont des objets intéressants, souvent fort beaux, mais pas des “graphic novels”. Par un égocentrisme peut-être coupable, mais que j’assume totalement, j’ai la faiblesse, dans mes travaux sur la bande dessinée, de me tenir à la définition de ce moyen d’expression que j’ai donnée dans Des comics et des hommes : « la catégorie bande dessinée – en l’absence d’expression mieux adaptée – s’applique à toute construction narrative en images (qu’elles soient dessinées, gravées, photographiques, peintes, ou autres), d’une part reposant sur la possibilité pas nécessairement actualisée d’une interaction entre message iconique et message écrit, au sein de laquelle l’iconique ne fonctionne pas comme simple adjuvant de l’écrit mais comme composante indispensable à la formulation du récit ; d’autre part produite dans le contexte de l’édition de masse à partir du premier tiers du XIXème siècle » (p. 15). Cette définition suppose qu’un roman publié à l’origine sans illustrations et auquel on en a rajouté a posteriori ne relève pas de la bande dessinée, même au sens large.

    b) Deuxièmement, je ne considère pas que je “perds en route” les deux faits économiques que vous évoquez en fin d’article. Il est bien certain que je n’en ai pas parlé dans l’article du CBD parce que ces aspects me semblaient extérieurs au sujet qu’il me fallait traiter dans un espace limité. En revanche, je les ai examinés plus en profondeur dans un article de 2005 intitulé “Du comic-book au graphic novel : l’européanisation de la bande dessinée américaine” publié dans la revue en ligne Image [&] Narrative et consultable à l’adresse http://www.imageandnarrative.be/tulseluper/gabilliet.htm .

    Et merci encore de l’intérêt que vous portez à mes travaux.

    Jean-Paul Gabilliet

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