Certes, on l’a vu, le roman graphique se différencie des bandes dessinées de son temps par la forme, mais force est de constater qu’au bout de quarante ans, le fond joue aussi son rôle dans cette dénomination. Et quand Will Eisner popularise pour la première fois le terme en 1978, il désigne avant tout une réalité artistique plus qu’une différence de forme.
Une nouvelle valeur d’usage
Les œuvres qu’il rassemble sous cette terminologie vont toutes à contre-courant de ce qu’il a pu lire et voir dans l’industrie de l’époque, codifiée et régie des normes très restrictives pour les auteurs. Invité en 1975 au festival d’Angoulême, il y découvre en janvier de cette année-là Métal Hurlant ou La Ballade de la mer salée [1]. En publiant A Contract with God, cet expérimentateur-né alors supposé retraité, rend compte avec un plaisir non dissimulé de sa stupéfaction face à cette liberté nouvelle qui lui permet d’aborder des choses très personnelles et témoigne de l’évolution qu’a connu l’art de la bande dessinée aussi bien en Europe qu’aux États-Unis.
Une évolution qui s’exprime proprement dans une réification qui offre à la bande dessinée une nouvelle valeur d’usage, mais qui s’avère aussi et surtout une nouvelle démarche artistique. Le roman graphique traduit un besoin des auteurs de s’émanciper des contraintes très rigoureuses d’un médium formaté pour l’enfance ou l’adolescence et d’expérimenter des formats plus longs, avec d’autres codes narratifs, d’autres techniques graphiques, de s’adresser enfin à un autre public que celui imposé par les éditeurs.
Il s’ensuit ce que certains ont perçu comme une élévation des thèmes. Quand on fait du roman graphique, on a le droit d’évoquer la Shoah, le totalitarisme, la politique : des thèmes autrement plus adultes et respectables que le divertissement basique qui anime un comics lambda. Naturellement, il ne faut pas chercher bien loin pour se rendre compte que le comics et les bandes dessinées traditionnelles traitent aussi ces thèmes : dans les X-Men de Chris Claremont ou dans les œuvres de Tsuge, de Koïke et de Tezuka. Mais le roman graphique s’en empare d’une manière plus claire, plus ostentatoire et sans doute aussi plus subtile.
Ce glissement n’est pas seulement du, comme on serait amené à le croire, à la découverte du 9e art par une supposée élite intellectuelle et économique fuyant le vulgaire, mais aussi par une génération d’auteurs en recherche de respectabilité.
Une question commerciale
Car en Europe comme aux USA, la bande dessinée a toujours eu des inclinations bourgeoises. On pense aux premiers albums du XIXe siècle comme La Famille Fenouillard ou ceux de Buster Brown au début du XXe. L’album relié avec son dos en toile ou en percaline à la Bécassine ou la Zig et Puce était le plus souvent offert aux élèves méritants, tandis qu’en kiosque, les revues brochées relevaient de l’usage individuel, pris sur l’argent de poche de l’acheteur-lecteur, donc "vulgaire".
Jusque dans les années 1950, Lucky Luke ou Les Tuniques Bleues ou la Collection Jeune Europe au Lombard, étaient distribués sous une forme brochée car diffusés dans le circuit des supérettes, comme leur équivalent flamand Bob & Bobette (Suske & Wiske), également présent en kiosque en Hollande et en Flandre. Astérix en 1961 offre les deux versions, de même que les autres titres de la collection Pilote. Il vient, comme d’autres, s’engouffrer dans l’interstice entre ces deux modèles éditoriaux. Avec la découverte que ces albums rigides de bonne qualité peuvent s’offrir, tout en s’adressant aux classes populaires.
Sociologiquement, On voit là une première forme de gentrification dans l’évolution de l’objet BD franco-belge, qui devient plus prestigieux et aussi plus cher. On ne parle pourtant pas encore de roman graphique, car en dépit d’une évolution de forme, les œuvres concernées restent soumises à de grosses contraintes graphiques, de thème et de ton.
Notre BD n’a donc pas attendu la définition d’Eisner pour s’embourgeoiser, mais il convient de remarquer que cette évolution ne s’accompagne pas forcément d’une réelle valorisation. C’est pourquoi Spiegelman insiste pour que Maus soit publié par un éditeur de littérature et non de bande dessinée. Idem pour A Contract with God de Eisner publié par Baronet Books, une filiale de Waldman Publishing Corporation, l’éditeur de la collection de romans classiques pour la jeunesse Great Illustrated Classics.
Parallèlement, les grandes signatures de la bande dessinée pour la jeunesse se détournent vers la bande dessinée pour adultes. Ainsi, Franquin qui passe de Spirou et Gaston à ses Idées Noires, un cas d’école. Mais on peut aussi pointer Bourgeon et Juillard venus de chez Fleurus Presse avant de devenir les piliers du catalogue Glénat dans les années 1980.
C’est lorsque cette évolution de statut survient que l’on adopte la terminologie d’Eisner. Corto Maltese, la revue (A Suivre) de Casterman qui, appuyé sur Tintin, se veut un "Gallimard de la BD", Maus, les beaux livres de Futuropolis puis plus tard Persepolis et les productions de L’Association sont autant de jalons qui s’adressent davantage à un public mature et adulte par leurs approches, leurs attitudes et leurs sujets, mais aussi par une exigence créative qui s’exprime aussi bien dans l’œuvre elle-même que dans son écrin, dans l’objet.
(par Jaime Bonkowski de Passos)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
LIRE AUSSI :
Le PREMIER VOLET de l’enquête
Le TROISIÈME VOLET de l’enquête
Qu’est-ce que le Roman Graphique 1/2
Postures et impostures du Roman Graphique 2/2
Sur les traces du Graphic Novel
[1] Didier Pasamonik, « La mémoire et le roman graphique », dans De Superman au Chat du rabbin - Bande dessinée et mémoires juives, Éditions du Musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, 2007.
Participez à la discussion