C’était l’affaire médiatique de l’été : Le patron de Charlie Hebdo Philippe Val provoquant l’éviction de Siné à la suite d’un article paru le 2 juillet, un énorme charivari médiatique s’en était suivi, en particulier sur le Net, entraînant autant des réactions enflammées dans les forums, appuyé par une pétition de plus de 12.000 signatures en faveur du dessinateur.
Devant cette fureur, les voix de stentor de l’intelligentsia littéraire et politique s’étaient faites entendre : Bernard-Henry Levy, Alexandre Adler, Laurent Joffrin d’abord, une tribune ensuite dans Le Monde, signée de 20 noms prestigieux parmi lesquels Robert Badinter, Bertrand Delanoë, Elie Wiesel, Fred Vargas ou encore Joann Sfar.
Deux camps opposés
Les arguments opposaient la liberté de la presse d’une part : un artiste se trouvait « censuré » en raison de vues divergentes avec celles de son directeur de publication, Siné figurant en martyr du « chantage » à l’antisémitisme : « […] l’imputation d’antisémitisme, ce « mot qui tue » du débat intellectuel français, ne saurait être utilisée comme argument de convenance ou d’autorité pour discréditer un adversaire trop remuant » pouvait-on lire dans Le Monde diplomatique [1]. L’accusation d’antisémitisme comme un acte de censure, donc, Plantu ne manquant pas de dessiner, dans L’Express (24 juillet 2008), sous le mot « censure », un Philippe Val en uniforme que l’on peut interprêter comme nazi, bottant les fesses d’un Siné abusant de cigarettes, d’alcool et de gros mots, attributs modernes de l’incorrection politique revendiquée.
En face, un groupe de vingt signataires résumait la position opposée dans une tribune du Monde intitulée Pour Philippe Val, « Charlie Hebdo » et quelques principes (31 juillet 2008) : « Certains ont pétitionné et pris position en faveur d’un homme qui n’en est pas à son coup d’essai en matière de dérapage. Une partie de la presse, en particulier sur Internet, a préféré imaginer que ce sont de sombres complots qui ont conduit à l’éviction de Siné. Entre autres outrances, nous avons été attristés de voir Plantu dans L’Express se distinguer en croquant Philippe Val en nazi. Pourquoi ne pas admettre l’évidence - à savoir qu’une fois de trop, Siné venait de franchir la barrière qui sépare l’humour de l’insulte et la caricature de la haine ? » Et de conclure : « Lorsque la raison aura repris ses droits, quand on acceptera de lire et entendre, vraiment lire et entendre, ce qu’a écrit et dit Siné depuis trente ans, alors chacun pourra constater que le seul tort de Philippe Val aura été de ne plus supporter ce qui, en réalité, n’était plus supportable depuis longtemps. »
La raison, certes. Le droit surtout. D’aucuns s’étonnaient, voire s’inquiétaient de ce que des accusations aussi graves ne soient pas portées et défendues devant la justice en lieu et place du tribunal de l’opinion lequel, c’est bien connu, ne compte que des juges.
La LICRA (Ligue Internationale Contre la Racisme et l’Antisémitisme) vient d’inverser la donne. En citant Siné en justice, nous sauront si, oui ou non, il a franchi « la barrière qui sépare l’humour de l’insulte et la caricature de la haine ».
Que reproche la LICRA à Siné ?
Nous avons pu nous procurer le texte de l’assignation. Ce que l’on reproche à Siné, c’est essentiellement deux articles publiés dans la rubrique « Siné sème sa zone » dans les numéros de Charlie Hebdo des 11 juin et 2 juillet derniers. Pourquoi la LICRA ne porte plainte que maintenant se demande-t-on ? « La prescription en matière de presse est de trois mois. Elle est d’un an en matière de racisme » nous dit-on sobrement.
De quels textes s’agit-il précisément ? De celui sur Jean Sarkozy, responsable selon Siné de son éviction ? Pas seulement.
Les passages litigieux de l’article du 11 juin sont les suivants :
« Je n’ai jamais brillé par ma tolérance mais ça ne s’arrange pas et, au risque de passer pour politiquement incorrect, j’avoue que, de plus en plus, les musulmans m’insupportent et que, plus je croise les femmes voilées qui prolifèrent dans mon quartier, plus j’ai envie de leur botter violemment le cul.
J’ai toujours détesté les grenouilles de bénitier catholiques vêtues de noir, je ne vois donc pas pourquoi je supporterais mieux ces patates à la silhouette affligeantes et véritables épouvantails contre la séduction !
Leurs maris barbus embabouchés et en sarouel coranique sous leur tunique n’ont rien à leur envier point de vue disgracieux. Ils rivalisent de ridicule avec les juifs loubavitchs ! Je renverserai aussi de bon cœur le plat de lentilles à la saucisse sur la tronche des mômes qui refusent de manger du cochon à la cantoche ».
Ce texte, selon l’assignation, tombe sous le coup de l’article 24 alinéa 8 de la loi sur la presse, les propos litigieux incitant autrui, selon elle, « à un acte de rejet » « à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée » suffisant pour caractériser l’infraction.
« Maurice Sinet utilise des termes extrêmement violents et haineux à l’encontre des musulmans. dit l’assignation à comparaître. « En effet, « les musulmans [l’] insupportent », les femmes voilées « prolifèrent », il les traite de « patates », d’ « épouvantails » et a envie de « leur botter violemment le cul ». Elle conclut : « Maurice Sinet incite à la haine, non pas contre l’Islam, mais contre la population musulmane de France. » Un distinguo qui a juridiquement toute son importance puisqu’on sait depuis L’Affaire des caricatures de Mahomet que la critique d’une religion est licite en France.
L’autre texte mis en cause est celui du 2 juillet 2008 :
« Jean Sarkozy, digne fils de son paternel et déjà conseiller général UMP, est sorti presque sous les applaudissements de son procès en correctionnelle pour délit de fuite en scooter ! Le Parquet (encore lui !) a même demandé la relaxe. Il faut dire que le plaignant est arabe ! Ce n’est pas tout : il vient de déclarer vouloir se convertir au judaïsme avant d’épouser sa fiancée, juive et héritière des fondateurs de Darty. Il fera du chemin dans la vie ce petit. (…)
La semaine dernière, « L’Express » titrait son édito « Islam cette religion doit abjurer les archaïsmes les plus flagrants de son dogme ». Croyez-vous que ce Christophe Barbier, qui se permet d’admonester les musulmans, les enjoignant brutalement d’abandonner leurs traditions, aurait le même culot pour s’adresser aussi violemment aux juifs ? Moi, honnêtement, entre une musulmane en tchador et une juive rasée, mon choix est vite fait ! »
Dans une analyse assez articulée, l’assignation de la LICRA considère que « […]ainsi et en quelques lignes, en associant les juifs au pouvoir (le fils du Président de la République), à l’argent (Jean Sarkozy se convertirait pour épouser une riche héritière), aux privilèges (dont ne bénéficient pas les « arabes »), aux protections des médias (on ne peut les critiquer contrairement aux musulmans), Maurice Sinet reprend à son compte tous les poncifs de l’antisémitisme nés sous la Troisième République. »
Et de conclure par rapport à tous ces griefs : « Maurice Sinet n’est plus dans l’humour mais dans la stigmatisation, la haine et la rancœur. Il n’est plus dans la provocation mais dans la transgression. À lire ses propos, le lecteur ne peut que ressentir le « dégoût » […] à l’égard de ceux qui font l’objet de sa diatribe et qui bénéficieraient de passe-droits indus. De tels propos constituent à l’évidence une incitation à la haine à l’égard des juifs et visent à opposer une communauté (les "arabes") contre une autre (les juifs). Il instille ainsi le poison du communautarisme, dans un journal qui s’est fait le chantre de l’antiracisme. »
Ces larges citations et du texte de Siné et de l’assignation de la LICRA, permettront à nos lecteurs d’appréhender exactement les reproches qui sont faits à Siné. « Pour la LICRA (et elle n’est la seule fort heureusement) les propos de Siné sont racistes. Point. », nous dit l’avocat de l’association antiraciste, Me Jakubowicz. S’ils avaient été tenus par Le Pen ou Dieudonné , on ne se poserait pas tant de questions. La LICRA poursuit les propos et les actes racistes quels qu’en soient les auteurs et les victimes. Il n’y a pas « d’immunité » Siné. La dernière chronique a été la « goutte d’eau qui a fait déborder le vase ». Nous y voyons surtout le risque d’opposer les communautés juive et musulmane. »
Premier verdict : le 8 septembre 2008.
De son côté, Bernard Joubert, spécialiste de la censure [2], trouve curieux que le procès se passe à Lyon : « Ce qui attire tout de suite mon attention, c’est que la LICRA engage ses
poursuites à Lyon. Vous vous souviendrez que le procès des caricatures avait
eu lieu, et c’était logique, à Paris, à la 17e chambre, celle dont les juges
ont une grande habitude de ce genre d’affaire de presse, et ce qui simplifie
aussi la présence des parties et des témoins. À Lyon, il y a eu ce fameux
procès entre des viticulteurs et le journal "Lyon mag’" où le beaujolais
nouveau avait été traité de "vin de merde". Le caractère régional du conflit
était évident. Que la LICRA décentralise le procès me semble donc relever de
la tactique. Ça ne me semble pas augurer un procès très sain. »
Cet auteur nous rappelle le précédent cas où un dessinateur avait eu à subir ce type d’inculpation : « La LICRA avait poursuivi "Charlie hebdo", le premier, le vrai, le libertaire, en 1977, pour une couverture de Carali titrant à l’occasion d’une rencontre entre le Raïs d’Egypte et le Premier ministre israélien : "Un bicot lèche le cul d’un youpin". Poursuites en référé, à Paris bien sûr, que la LICRA avait perdu. La semaine suivante, la réaction de Cavanna n’avait pas été de crier joyeusement "on a gagné !" comme c’était habituellement le cas pour les procès politiques. Son ton était maussade. Quand on n’est pas raciste, se laver du soupçon de racisme soulage, mais ne donne pas un sentiment de victoire contre des ennemis, sauf quand on a le sentiment que le plaignant avait un autre but que de lutter contre le racisme. »
Ces reproches faits par la LICRA à Siné sont-ils fondés ? Ce sera au tribunal d’en décider le 8 septembre.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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[1] Cf. Antisémitisme ; l’échec d’un chantage par Pierre Rimbert, Le Monde diplomatique du 24 juillet 2008.
[2] Auteur du « Dictionnaire des livres et journaux interdits » aux éditions du Cercle de la Librairie. Voir notre interview de cet auteur sur ActuaBD.
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