À la Comic Book Convention de New York City de 1971, Will Eisner, invité à y donner une conférence (il s’était complètement retiré du métier et venait témoigner en tant qu’« ancêtre »…) y rencontra les principales figures de la bande dessinée underground de l’époque : Robert Crumb, l’éditeur Dennis Kitchen, Bill Griffith et un certain… Art Spiegelman.
L’auteur du Spirit s’enthousiasma pour cette bande dessinée dégagée de sa gangue enfantine et capable d’engendrer des œuvres personnelles d’une totale liberté. Ces auteurs auto-édités, des artistes à part entière aux ambitions élevées, ces représentants d’une contre-culture qui porta parfois jusqu’à son paroxysme les combats pour les droits civiques, lui inspiraient le plus profond respect. Il n’hésita pas à les comparer aux résistants français luttant contre l’occupant pendant la Seconde Guerre mondiale !
Invité à illustrer la couverture du numéro 3 de la revue underground Snarf publiée par Kitchen Sink, qui rééditait dans cette publication une histoire du Spirit, il met dans la bouche de l’un de ses personnages : « Après Crumb, que reste-t-il à dire ? » [1]
En feuilletant ce recueil d’histoires que Crumb créa conjointement avec son épouse Aline Kominsky-Crumb entre 1974 et aujourd’hui, on reste sur le même sentiment.
Il y a d’abord cette autofiction dont on nous rebat les oreilles depuis les années 1990. Chez Crumb et Aline, dans cette production sans doute unique au monde où chacun se dessine à même la planche commune dans une histoire élaborée à deux dans un véritable échange narratif et graphique depuis 1974, il n’y a aucune pudeur, tant dans l’acte de création lui-même que dans ce qui nous est montré de la relation de couple où l’amour est fusionnel et sincère, jusque dans les infidélités, jusque dans l’étalage de l’identité sexuelle ou religieuse.
Crumb à son épouse : « C’est vrai que tu as un esprit masculin, énergique, et moi je suis un peu féminin… Limite homo même… Je suis attiré par les grandes femmes, puissamment bâties, et je suis heu, tu vois, un esthète sensible plutôt passif dans mes relations avec les autres êtres humains, toi y compris… »
Il lui dit encore, des croix gammées dans les yeux : « Oh, tu es tellement juive ! Toujours à t’inquiéter des camps de concentration !! T’es trop bourge !! »
Mais plus loin, il n’hésite pas à écrire : « Juif + Goy = Joy » ajoutant : « Je me sens en sécurité dans les bras de cette puissante femme juive. »
Robert et Aline, c’est l’amour vache, mais l’amour vrai, raconté sans pudeur, avec authenticité, acceptant la réalité comme elle est, leur statut de « vieux râleurs lubriques » avec leur profession de foi : « Je ne veux pas écrire « un traitement » pour un film à Hollywood, ni prendre l’avion pour L.A. et assister à des réunions, ni engager un avocat et un agent pour signer des contrats… Je ne veux pas rencontrer de célébrités, ni de « décideurs » puissants de l’industrie des médias,… Je ne veux pas donner d’interviews, parler à la presse, passer à la télé, faire des expos, aller à des festivals du film, conventions de BD, vernissages de galerie… Nan… » tandis qu’elle, de son côté, revendique ses occupations véritablement bucoliques.
On notera l’intervention dans les dernières pages, à même la planche, de Art Spiegelman (Crumb annonce par dérision la présence d’un « Prix Pulitzer » dans son comic book) ou encore du très caractéristique Charles Burns, lui aussi grandiose dans un numéro d’auto-dérision.
Il y a cela et bien d’autre chose dans ce bijou qui mérite de se retrouver au pied de votre sapin de Noël ou de votre Hanuca Tree, ou des deux, c’est selon. Un chef d’œuvre qui ne figure pourtant pas dans la liste des nominés d’Angoulême, on se demande bien pourquoi…
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Participez à la discussion