Sous une couverture de Daniel Clowes, la fière rédaction nous propose de découvrir les trésors cachés de la bande dessinée, tout en assurant le spectacle avec les valeurs sûres et « pointues » que son lectorat est en droit d’attendre (Ware, Sattouf, Peeters, Spiegelman, Tomine,, etc.) Mieux, elle propose de s’asseoir sur toutes les branches auxquelles la bande dessinée peut-être raccrochée (les classiques populaires, le cinéma, la littérature, le porno…), et de les scier.
Entrent les Gentrifieurs
On a convié les écrivains Tristan Garcia, Eric Naulleau [1] et Jean-Jacques Schuhl à parler (respectivement) de Raymond Macherot, Joel Azara (Taka Takata) et Daniel Clowes et apporter aux lecteurs leurs lumières. Si ce n’est pas de la légitimation, ça. Daniel Clowes a d’ailleurs les honneurs d’une interview. On pourra jouer au jeu des sept erreurs entre ce papier et celui publié dans Chronic’ art [2], il y a quelques années pour la sortie de Ice Haven, avec la même complaisance, le même autoportrait en bleu en illustration et les mêmes titres éclairants. Aucune information à en tirer, sinon que Daniel Clowes, c’est bien... et à la mode apparemment, puisque le New Yorker aime ça. Ou est-ce l’inverse ?
On célèbre ensuite à tort et à travers dans un « hit-parade » des « trésors cachés » : Fletcher Hanks, Tezuka, Hector Oesterheld, Gimenez, Joe G. Pinelli, l’anthologie Blazing Combat, les Moomins de Tove Jansson, Johan et Pirlouit et Ashita No Joe. Les articles sur René Goscinny « le plus grand storyteller de la bande dessinée frenchy », et Steve Ditko (fiche de lecture du récent The Art of Steve Ditko de Craig Yoe) font office de remplissage honnête.
Plus intéressant, et plus rigoureux, l’article de Chris Ware sur Frank King, l’auteur du classique Gasoline Alley, « bande dessinée géniale au concept extraordinaire pour son époque », récemment réédité par Drawn & Quarterly grâce notamment à la collection de Joe Matt [3]. La page hommage de Chris Ware, habile pastiche graphique, était cependant dispensable.
Dispensable sans doute, mais pas désagréable pour autant, le détour par l’atelier de Winshluss (présenté bien malgré lui comme une star) permet d’apercevoir les rouages de ses créations.
La soupe jamais mieux servie que par soi-même
Sujet crucial : Les pockets porno des années 1960 et 1970 - dont le parfum faisandé met en émoi Technikart - se voient consacrés six pages (tout de même) dont la moitié d’illustrations. On relève que le consommateur de pocket était un prolétaire de sexe masculin, information d’importance pour le yuppie parisien qui écrit, taxant au passage Guido Buzelli [4] de snobisme. Pourquoi pas ? En réalité l’article est un encart de promotion pour les rééditions chez Delcourt de Casino et Sam Bot qui ont toutes deux l’avantage de bafouer la morale et le goût bourgeois. Autre avantage : ces rééditions sont le fruit du travail de Vincent Bernière qui en réinventant le fil à couper le beurre réinvente du même coup le journalisme : il est en effet (co-)rédacteur en chef de ce numéro.
Beau morceau de journalisme également, la séance photo des artistes appelés à illustrer la nouvelle collection de T-shirt de la marque Lacoste (Vince, Aude Picault, Ruppert & Mulot, etc). Bande-Dessinée-Magazine n’a pas réussi à imposer le concept Voici-BD, mais heureusement Technikart travaille à Gala-BD.
Côtés inédits, le numéro fait dans le 24 carats : tandis que Chris Ware, Seth ou Junko Mizuno s’appliquent à faire ce qu’ils font avec succès depuis maintenant un certain temps, James Sturm, Miriam Katin et Kim Deitch ne font eux non plus rien de très neuf. Clément Oubrerie s’est cru obligé de faire branché, tandis que François Olislaeger [5] n’a pas pu s’empêcher d’être maniériste. Riad Sattouf enfin lâche trois pages sur une autre misérable expérience avec le monde de l’art contemporain. C’en serait presque drôle si la chose n’avait pas ce goût de règlement de compte.
Si tu ne viens pas à la « jeune garde », la « jeune garde » viendra à toi.
Les pages qui valent le détour sont celles nées de la rencontre de grands esprits libres et courageux (Nicolas Rey, David Abiker [6]) et de dessinatrices conformistes mais « in » (Catherine Meurisse, Domitille Collardet) qui, ensemble, forment selon la rédaction la « jeune garde ». On évoque de manière désengagée et faussement décalée Disneyland Paris – les « jeunes » font de la bande dessinée de terrain... Rien à « garder » de ces pages.
Enfin, le pinacle est ce début de feuilleton audacieux « 24h dans la vie d’un pigiste » par Erwann Terrier [7] et Vincent Bernière (qui ne ménage décidément pas ses efforts), annonçant une prépublication dans la série régulière de Technikart et une sortie en album de la chose chez Dupuis. D’une rare laideur et d’un intérêt douteux, cette introduction aux prétentions de story-board enfile les clichés comme des perles, à tel point qu’on se demande si cela tient plutôt du sous-Lauzier, ou du sous-Beigbeder. Gageons que ce projet est un autre avatar de la « jeune garde ».
Une « jeune garde » qui partage déjà beaucoup les caractéristiques de l’arrière-garde qu’elle décrie (implicitement). Outre le fait que les « trentenaires » ayant pris le pouvoir sont déjà quadragénaires, les fins esprits de Technikart semblent surtout entériner la vogue actuelle de la bande dessinée sans recul critique, mais avec des arrière-pensées commerciales. Tout en se félicitant d’être novateurs [8], les collaborateurs du journal font preuve d’un suivisme décomplexé -puisque même leur nostalgie attend une actualité « patrimoine » pour éclore - et d’un manque absolu de perspective - aucun article qui ne soit attaché à un conseil d’achat, aucun article de fond.
Notons enfin l’abominable photogravure de ce numéro dont la charmante page de Frederik Peeters est sans doute la plus grande victime. C’est un peu ajouter l’injure à l’outrage de faire payer ce prospectus/manifeste presque 7 euros…
(par Beatriz Capio)
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[1] Comique-troupier à ses heures, quand tout le monde est couché…
[2] Le « frère ennemi » de Technikart qui avait tiré, quant à lui, un numéro régulier.
[3] Notamment Epuisé (Le Seuil) et surtout Peep Show (Les Humanoïdes Associés), interviewé en qualité de collectionneur maniaque.
[4] Qui fit du porno tout comme son frère Raoul, ici absurdement révéré.
[5] Rebaptisé José en page 84 pour une raison mystérieuse.
[6] Deux jeunes loups adoubés par tous les vieux médias, ils sont apparus dans : En Aparté, VSD, Starmag (présenté par Éric Naulleau, le monde de Technikart est petit), France Inter, France Info, Men’s Health, Arrêt sur Image, et ont publié chacun une poignée de livres (romans pour l’un, essais pour l’autre).
[7] Reporter en bande dessinée, pour Technikart.
[8] Il est vrai que la pique à Joann Sfar en première page est d’une impertinence insoutenable.
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