L’œuvre de William Seward Burroughs n’est pas la plus facile à aborder. Et c’est sans doute un véritable défi que de vouloir la transposer en bande dessinée. Le dessinateur de São Paulo João Pinheiro s’y est pourtant attelé. Ni biographie, ni adaptation d’un des ouvrages du romancier américain, son Burroughs est bien une transposition du monde trouble de l’écrivain et de son écriture fragmentée.
Dans la perspective du centenaire de la naissance de William S. Burroughs, le 5 février 2014, João Pinheiro a lancé en 2013 le Projeto Bill. L’objectif en était non seulement de rendre hommage à l’écrivain, mais aussi de s’inspirer de son univers et de ses "méthodes" d’écriture pour créer de nouvelles œuvres. Outre une revue numérique, le projet a conduit à la rencontre entre différents auteurs produisant de nombreux travaux inédits (dessins mais aussi textes et musiques) liés aux écrits de Burroughs. Parmi ces productions, une partie a contribué à la suite de différentes étapes à l’élaboration de la bande dessinée publiée par les éditions Presque Lune.
Après avoir défini une trame générale, dans laquelle William S. Burrroughs devient un personnage de son propre univers, où il doit franchir des étapes dignes d’un jeu vidéo, João Pinheiro s’est inspiré des "techniques" de l’écrivain - improvisation, découpage et collage, cut-up [1] - pour développer son récit. Le résultat en est une bande dessinée fascinante, faite de courts chapitres reliés entre eux par quelques motifs narratifs et graphiques, truffés de références, au dessin changeant et à la composition mouvante. Un ouvrage - presque - aussi halluciné que les œuvres de Burroughs lui-même, à la fois hommage et variation, semant la confusion entre biographie et adaptation.
João Pinheiro vit à São Paulo, au Brésil, où il travaille pour plusieurs magazines. Il est aussi l’auteur de plusieurs courts-métrages d’animation et de cinq bandes-dessinées, dont la dernière, Carolina, date de 2016 mais n’a pas encore été éditée dans l’espace francophone [2]. Admirateur des écrivains de la beat generation, il a déjà publié une bande dessinée sur Jack Kerouac en 2011 avant de s’attaquer à Burroughs. Il s’approprie dans son livre l’univers de ce dernier, n’hésitant pas à le traiter avec rudesse, n’omettant pas les pans les plus sombres de la personnalité de l’écrivain tout en évitant la démonstration. Il y mêle les genres - science-fiction, fantastique, policier, surréalisme - et y explose les codes narratifs en partant de l’aphorisme de Burroughs : "Le langage est un virus qui vient de l’espace."
João Pinheiro s’est inspiré pour son propre livre de ceux de Burroughs. Nous y trouvons ainsi la trace de Queer (écrit entre 1951 et 1953 mais publié en 1985), de Révolution électronique, des Limites du Contrôle et surtout de Festin Nu (1959), œuvre emblématique de l’écrivain. Le dessinateur brésilien nous emmène, tout comme le romancier, dans l’Interzone. Territoire de fiction où tout est possible, en particulier les pires horreurs, l’Interzone est ravagée par la violence et l’usage des drogues. Les affrontements et le délire y sont permanents. Toutes choses que nous retrouvons dans l’atmosphère dessinée par João Pinheiro.
En insistant sur la mort de son épouse Joan Vollmer Adams, que Burroughs a tué d’une balle dans la tête en voulant prouver, lors d’une soirée mouvementée, qu’il était aussi adroit que Guillaume Tell, João Pinheiro donne une des clés permettant de comprendre la vie et l’œuvre du romancier. Il aborde également les autres thématiques transversales de la carrière de Burroughs : addictions multiples, sexualité à plusieurs facettes, paranoïa et complotisme, obsession pour les armes à feu. Il ne donne cependant la primauté à aucun de ces sujets, sa priorité étant bien de transposer l’imaginaire de William S. Burroughs, aussi troublé soit-il.
Le choix du bleu pour le dessin évite de tomber dans un excès de noirceur. La variété des compositions et la force du graphisme donnent une densité profonde à l’ouvrage, compensant la fragmentation - voulue - de la construction générale. Le travail de João Pinheiro se révèle donc être à la fois un brillant hommage, une transposition personnelle et une belle introduction à l’univers de Burroughs.
Tout ceci donne envie d’en lire et d’en voir davantage, que ce soit des écrits de l’Américain ou des dessins du Brésilien. Nous ne pouvons ainsi qu’espérer que ses autres bandes dessinées soit un jour traduites en français. Mais Burroughs ouvre également d’intéressantes perspectives à la bande dessinée en général. En abordant des modes de création encore relativement peu utilisés, en particulier le cut-up, ce livre prête à rêver à de nouvelles expériences, non strictement narratives par exemple.
Voir en ligne : Le site de l’auteur
(par Frédéric HOJLO)
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Traduit du portugais (Brésil) par Dominique Nédellec - édition originale par Editora Veneta, 2015 - 17 x 24 cm - 112 pages en bichromie - broché, couverture cartonnée - parution le 9 juin 2017 - commander ce livre chez Amazon ou à la FNAC.
Consulter le Projeto Bill à l’origine de l’ouvrage.
Consulter le site de l’auteur, lire un extrait de l’ouvrage ou regarder sa "bande-annonce".
A propos de William S. Burroughs, lire une nécrologie, une biographie succincte ou une biographie détaillée et visualiser quelques-unes de ses œuvres graphiques.
[1] Le cut-up est à la fois un genre et une technique littéraire, inventée par Brion Gysin et Ian Sommerville, où un texte original est découpé de façon aléatoire puis réarrangé pour produire une nouvelle œuvre. Le cut-up a notamment été utilisé par L.L. de Mars, davantage connu pour ses dessins !
[2] Cette biographie d’une femme écrivain vivant dans une favela devrait être traduite par les éditions Presque Lune en 2018.