Soyons honnêtes, nous ne connaissons rien de la bande dessinée turque et pour peu que l’on ait des préjugés et un manque de clairvoyance, nous jugerions assez vite que si elle n’est pas parvenue jusqu’à nous, c’est que soit, elle n’existait pas, soit elle n’était pas d’une qualité suffisante pour susciter notre intérêt. C’est prêter beaucoup de vertus aux spécialistes et aux éditeurs français de la bande dessinée. Rappelons à titre d’exemple que les encyclopédies des années 80 ignoraient purement et simplement les mangas alors que l’industrie nipponne de la BD était déjà la première du monde. Par ailleurs, un auteur comme Gürsel (Foot furieux) publie chez nous depuis des décennies, dans un genre méprisé des spécialistes, il est vrai, la BD d’humour grand public (cas aggravant : ses sujets favoris sont le sport et la gaudriole), sans qu’on se soit posé la question de savoir si, derrière lui, une « école turque » existait.
Une bande dessinée locale très populaire
Or, non seulement il y en a une mais elle est très populaire et, en outre, elle fait l’objet d’études et d’encyclopédies très sophistiquées. À Francfort, nous avons pu rencontrer M. Levent Cantek, professeur à l’université d’Ankara dans le domaine des médias et historien de bande dessinée. Il est l’auteur d’un bon nombre d’ouvrages sur les « Çizgiroman » (« bandes dessinées » en turc) dont le premier Türkiye’ de Çizgi Roman (« La bande dessinée en Turquie », chez Iletişim, 1997) fait autorité. En 2004, Hakan Alpin a publié chez Inkilâp, un fort volume de 740 pages, Çizgiroman ånsiklopedisi qui est l’équivalent de notre Larousse de la bande dessinée.
M. Cantek et ses amis spécialistes de bande dessinée éditent également une revue, Serüven, dont la qualité en remontrerait à plus d’un critique hexagonal. Largué les Turcs ? Voire. Dans le N°2 de cette revue, on y publie une longue analyse de l’œuvre du scénariste anglais Alan Moore, une autre sur le Max Friedman du dessinateur italien Giardino, une autre sur les publications Bonelli en Turquie, une autre sur le dessinateur américain Jack Davis, une autre sur Bilal… Le N°3 met en exergue une citation de Tezuka Osamu, chronique un thriller du romancier turc Ahmet Ümit adapté en BD par Ismail Gülgeç et dont l’essentiel de l’intrigue se passe de nos jours dans les milieux de la prostitution à Istanbul, un autre article revient sur « Alan Moore et la pornographie » à l’occasion de la parution de Lost Girls, sans parler des recensions les plus pointues…
« Dormez sur vos deux oreilles »
M. Cantek, mandaté par la Foire de Francfort, avait amené une bande de jeunes auteurs rigolards et sans complexe. Il s’agit de l’équipe du « Charlie Hebdo turc » : Uykusuz, un mot turc qui signifie quelque chose comme « Dormez sur vos deux oreilles, un titre qui ironise sur la propagande infantilisante du gouvernement. À l’intérieur de ce magazine tabloïde en couleurs qui vend 75.000 exemplaires toutes les semaines, aucun tabou : des paires de fesses, des militaires stupides, des allusions assassines à la religion dans le plus pur registre laïcard.
Le gouvernement est brocardé plus qu’à son tour ce qui vaut à la feuille satirique d’être actuellement poursuivie par le Premier Ministre turc Recep Tayyip Erdoğan lui-même qui lui réclame la somme de 25.000 euros pour « outrage ». Mais nos dessinateurs ne s’en inquiètent pas trop : Les précédents procès ont tous été gagnés contre le gouvernement et le précédent Premier Ministre se félicitait plutôt de la publicité que lui faisait le journal.
« La moquerie de l’autorité est une tradition ancestrale en Turquie » nous affirme Ersin Karabulut, 27 ans, le cadet de l’équipe, et sans doute le plus doué de la bande. Quand on feuillette le magazine, leur trait est immédiatement reconnaissable. Ce n’est pas du cartoon, comme souvent dans Charlie Hebdo, mais des vraies bandes dessinées dans la ligne des Zap Comics et des Mad magazine d’antan : même invention graphique, même exubérance, même intelligence dans le propos. Les graphismes vont du semi-réalisme de Karabulut, au schématisme anguleux de Memo Tembeliçer, une sorte de Lewis Trondheim turc qui manie l’absurde et la drôlerie pince sans rire avec un incroyable dextérité. Mais les autres membres de l’équipe ne déméritent pas non plus : Bülent Üstün, Cengiz Üstün, Kenan Yarar,.... Tous étaient réunis comme dans un bouclage de Fluide Glacial, en train de se payer en public la bobine du spécialiste de la BD de l’université d’Ankara, sérieux comme un Thierry Groensteen en conférence.
Bref, une rencontre bien plaisante, qui ne devrait pas manquer de prolongements.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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