C’était une armoire à glace, il était taillé comme un bûcheron. Lorsque je l’ai vu pour la dernière fois à Paris, c’était avec son épouse dans ce petit hôtel de la rue du Temple, à côté de République. J’étais arrivé en retard de dix minutes. Il m’a passé un savon avec un air sévère de proviseur. Mais la "dégelée" n’a pas duré longtemps. Sa voix s’était radoucie à l’évocation de ses souvenirs.
Il était venu pour l’exposition De Superman au Chat du rabbin dont j’étais le conseiller scientifique. Nous passions une heure pour préparer l’entretien public qui devait avoir lieu le lendemain. Nous l’avions fait venir pour une journée d’hommage, en souvenir de Will Eisner aussi. Eisner était son aîné mais ils avaient partie liée : ils étaient l’un et l’autre des pionniers de l’industrie du comic book. Son décès récent lui faisait une grande peine : "Je ne comprends pas, me disait-il, assuré d’avoir la vie devant lui, je jouais encore au tennis avec lui il y a quelques semaines..."
Joe était né dans une famille juive de Pologne le 18 septembre 1926 dans un Shtetl du nom d’Yzeran (Jezierzany), un lieu actuellement situé en Ukraine. Deux mois plus tard, son père, boucher cacher, émigra avec sa famille aux États-Unis, à Brooklyn. Elle échappa ainsi à la Shoah. Son album Yossel (Ed. Delcourt) évoque ce qu’il serait advenu de lui s’il était resté en Pologne...
Une carrière bien remplie
Il arriva assez vite à la bande dessinée, encouragé par ses parents, devenant grouillot dans les MLJ Studios (le futur éditeur d’Archie Comics), aux alentours de 13 ans. L’industrie du comics était alors en plein décollage, grâce à Superman et Batman. Son dessin solidement charpenté et son encrage d’une mâle autorité surent rapidement se faire remarquer.
On l’associe bientôt à Hawkman, l’homme-faucon, une création des années 1940 publiée dans Flash Comics chez DC Comics, dont il assura longtemps la production.
Dans les années 1950, il devint l’éditeur de St John’s Publications, où il créa le personnage de Tor sur un scénario de Norman Maurer, un copain d’enfance. La série ne décollant pas, il travailla pour les Two-Fisted Tales d’Harvey Kurtzman chez EC Comics, aux côtés de Wallace Wood, John Severin et Jack Davis.
Son dessin "hard boiled" correspond parfaitement aux récits de guerre et c’est à ceux-ci qu’il doit son personnage le plus célèbre : Le GI Sgt Rock qui incarne parfaitement la Guerre Froide, et notamment la Guerre du Vietnam. On lui doit à cette époque des collaborations multiples pour DC Comics et pour Marvel, ce professionnel étant apprécié pour sa constante qualité et... sa ponctualité. Il est notamment associé aux débuts du Silver Age ("l’âge d’argent" du comic book) grâce à son intervention sur Flash.
C’est d’ailleurs surtout DC Comics qui l’emploie, notamment en qualité d’éditeur entre 1967 et 1976, pour lesquels il dessine des pages mémorables de Tarzan, tout en supervisant d’autres séries quand il ne les dessine pas comme Conan The Barbarian, par exemple.
En 1976, il déménagea avec son épouse Muriel et ses cinq enfants à Dover, dans le New Jersey et y fonda une école de bande dessinée, la Kubert School dont les premiers diplômés furent ses deux fils Adam et Andy. On lui doit à cette époque des productions religieuses, souvent d’inspiration Loubavitch, notamment les aventures bibliques de Yaacov & Yosel.
À partir des années 1990, suivant l’exemple de Will Eisner, il fit de plus en plus d’œuvres personnelles dont la plus connue chez nous est incontestablement Fax de Sarajevo (Ed. Vertige Graphic) où il raconte la situation angoissante de son éditeur bosniaque Erwin Rustemagic, coincé à Sarajevo sous les bombes serbes, et lui racontant le siège, jour après jour, à l’aide d’un fax.
Ils seront suivis en 2003 par le remarquable Yossel, déjà évoqué, et Jew Gangsters, un album évoquant la mafia juive newyorkaise qui n’a curieusement pas trouvé d’éditeur à ce jour en France.
Il retravaille sur des aventures modernes de Sgt Rock et dessine même un épisode du western Tex dont nous parlions récemment dans ces colonnes.
On ne saurait oublier sa dernière production, Dong Xoai Vietnam 1965 (Éditions Soleil US) publié en avril 2011, où dans son dessin croquis qui avait si bien réussi à Yossel, Kubert relate la bataille de Dong Xoai où une unité de Marines dut combattre pied à pied pour assurer sa survie. Comme dans Yossel, Kubert décrit l’absurdité de la guerre, qui est parfois le prix de la liberté, en contrepoint de sa série Sgt Rock où l’on pouvait parfois donner le sentiment de célébrer la soldatesque.
Joe vient de nous quitter à l’âge de 85 ans, après une vie bien accomplie, à la suite d’une courte hospitalisation d’un mois. Nos pensées vont à sa famille, à ses proches et à ses nombreux fans.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Photo de Laurent Melikian
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