Passez outre le blabla de l’éditeur et sa généalogie du roman graphique prétendant que cet ouvrage est inspiré par le God’s Man de Lynd Ward, premier roman graphique publié aux États-Unis en 1929, une année avant celui-ci. Comparaison n’est pas raison : Ward est dans le domaine de la gravure sur bois, comme Frans Masereel qui le précédait d’une décennie dans l’expression d’un pathos socialisant. Ward et Masereel sont les vrais représentants d’une dépression consécutive à la Première Guerre mondiale qui est d’abord morale avant d’être économique. Ici, nous sommes dans tout autre chose.
Nous sommes véritablement dans une bande dessinée qui dialogue avec les comics strips et le cinéma de son époque et qui, dans cet ouvrage, établit une véritable synthèse de la lexie graphique qui s’imposera à la bande dessinée et au cinéma d’animation dans les années à venir.
Un classique américain
Milt Gross (1895-1953) a commencé comme assistant du dessinateur Tad Dorgan (1877-1929), un des pionniers du comic strip américain. Publiant sa première BD à l’âge de 20 ans, il se fait rapidement une réputation grâce à son humour punchy et à sa langue -un anglais teinté de yiddish- qui fait le succès de ses éditoriaux graphiques titrés d’abord Banana Oil puis Gross Exaggerations, ensuite La Famille Feitelbaum, enfin Looy Dot Dope (1924), mais aussi de sa série Nize Baby (1926), préludes à une longue carrière parsemée de précieuses perles graphiques et narratives.
Le dynamisme du dessin de Gross ne vient pas de nulle part : collaborateur de Charlie Chaplin sur The Circus (1928), Gross a le cinéma muet en tête quand il réalise en 1930 « Deux manches et la belle », aussitôt estampillé comme un chef d’œuvre : c’est une parodie du serial The Perils of Pauline, un feuilleton de 20 épisodes muets réalisée par le Français américanisé Louis J. Gasnier et Donald MacKenzie en 1914, avec l’actrice Pearl White dans le rôle-titre, une série dont l’éditeur William Randolf Hearst contribua au scénario et qui eut un immense succès à l’origine d’une légion de récits mettant en scène une demoiselle en détresse.
Une influence majeure
Ce qui marque chez Gross, c’est l’intelligence de son storytelling. Publié au moment même où le cinéma commence à être parlant, cet ouvrage de Gross met en évidence toutes les qualités narratives du dessin mis en concurrence avec le cinéma où l’image défile sans que l’on puisse s’y attarder : la force de sa caractérisation (un héritage de Charlot), le sens du grotesque, de l’exagération, et surtout son rythme syncopé, endiablé, frénétique dont se souviendront aussi bien Tex Avery qu’Osamu Tezuka.
Rien d’étonnant qu’il ait tapé dans l’œil de son contemporain Al Capp (préfacier de sa première réédition américaine), mais aussi de Will Eisner qui se souviendra de la pertinence de sa comédie, d’Harvey Kurtzman qui en tire son dessin expressif et relâché, de Tex Avery qui poussa si loin les limites de l’exagération slapstick, de Morris et Goscinny qui n’ont pas pu l’ignorer ou Osamu Tezuka qui reconnaît lui-même la lourde influence qu’il a eue sur son travail, rien que ça !
Rien d’étonnant non plus à ce que Joost Swarte signe la préface de l’édition française, lui qui a su insuffler dans sa « Klare Lijn » -comme tous ses autres artistes hollandais de son époque dont l’influence vient de l’Underground américain (au contraire de la Ligne Claire franco-belge, coincée sur ses propres classiques), toute la verve burlesque et décapante du maître américain.
Lequel doit rejoindre fissa vos bibliothèques...
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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« Deux manches et la belle - Sans paroles ni musique » de Milt Gross - La Table Ronde - 288 pages - 28,5€ - Publié le 24 octobre 2019.
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