Avec son visage austère de hussard de la République, le dessinateur des Bidochon n’a rien à voir avec sa créature, caricature du Français moyen gras du bide et plein de son sens. Quoique : l’auteur-star de Fluide glacial vient lui aussi de cette France profonde qui jette sur le monde moderne un regard inquiet, mais implacable et lucide.
Les Bidochon, c’est le couple par excellence. Robert Bidochon et Raymonde Galopin sont unis pour la vie et démontrent d’entrée le poids de l’institution du mariage sur le couple, immédiatement contrarié par le fait que le couple n’aura jamais d’enfant puisque Robert a un « problème génétique » au niveau de l’appareil reproducteur. Néanmoins, ils vivent ensemble depuis des décennies, sans un nuage (ou presque). D’entrée on comprend la recette de Christian Binet : générer une comédie autour des petites contrariétés de la vie et des codes que les humains s’imposent sans tenir compte de la variable pourtant la plus évidente et la moins contrôlable de la vie en société : l’humanité.
Le poids de l’institution
Christian Binet en sait quelque chose, lui qui naquit il y a 65 ans (il a vu le jour le 20 mars 1947, à Tulle) dans une famille catholique austère où l’on ne badinait pas avec les institutions. Son grand-père était mort lors de la Grande Guerre et sa grand-mère, veuve de guerre, avait du élever ses enfants seule, avec poigne et détermination.
Le père de Binet, qui rêvait de faire du théâtre, n’avait pas d’autre choix que de devenir ingénieur. Quand le petit Christian eut six ans, son père qui avait décidé de confier son instruction aux curés, dut se résoudre à le mettre en pension chez les frères : le lycée privé du village n’étant réservé qu’aux jeunes filles. Quant à la Communale, pas question d’y laisser sa progéniture se faire bourrer le crâne d’idées impies !
Mais en dépit d’études chaotiques (Binet n’aura jamais le bac) qui lui font faire du dessin… d’architecture, l’enfant n’est pas brimé dans ses aspirations pour autant. Insensiblement, son père laisse à son aîné une liberté qu’il n’avait pas eue dans sa jeunesse. Il faut dire que la mère du petit Christian a un bon coup de crayon et tâte un peu de la peinture. C’est d’ailleurs par l’intermédiaire de son père que Christian Binet décroche, à 14 ans, sa première publication, dans Humour Magazine.
Ses dessins louchent alors furieusement du côté de Jean Bellus et de Jacques Faizant. Un passage au service militaire (dessins dans les publications des armées) et le voici de retour à la vie civile où, après une petite carrière de cartoonist dans les journaux, notamment dans Le Journal du Dimanche, il entre chez Bayard et chez Fleurus Presse.
Le groupe assomptionniste éditeur de La Croix est alors en pleine expansion, sous la houlette des époux Beccaria et devient en quelques années le premier groupe de presse éducatif en France.
Quant à Fleurus, c’est un groupe qui prospère alors dans les milieux « cathos de gauche » chers aux prêtres-ouvriers. Il est alors au zénith : diffuseur des éditions Dupuis, ses journaux comptent alors des centaines de milliers d’abonnés, son département albums, Fleurus éditions, est alors puissant et le groupe sera bientôt arrimé au navire amiral Télérama avant de s’éteindre à petits feux dans les bras du Monde. Binet entre à 22 ans chez Bayard puis chez Fleurus successivement dans Formule 1 et dans Djin.
Premiers pas dans la bande dessinée
Ne faisant jusque là que des dessins d’humour, on lui demande de faire des strips. Cool, la BD : Pour un strip de trois dessins, il multiplie le tarif de son dessin d’humour par trois ; pour la même idée, on gagne trois fois plus ! Par conséquent, il n’arrêtera plus d’en faire. Pour Formule 1, il crée le personnage de Graffiti, Pour Djin, Poupon la peste. Logé dans sa « famille » catho, sa voie (du Seigneur) semble toute tracée. Eh non, quelques temps plus tard, Bayard, en pleine restructuration éditoriale, le vire ! Notre jeune artiste est obligé de chercher ailleurs.
La BD est à ce moment là en pleine révolution. Les auteurs belges commencent à coloniser les librairies accumulant succès sur succès. Il faut dire qu’Astérix a bien aidé à décoincer le 9e art. Binet découvre l’univers de la BD adulte grâce à Mormoil, fondé par Morchoisme, Mulatier, et Bridenne. Il y publie ses premières BD pour adultes. Auparavant, il était allé chez Pilote, la grande revue du moment. Goscinny n’est pas là. C’est un double-mètre du nom de Gérard Pradal qui le reçoit et qui lui conseille de changer de métier. Plus tard, à l’occasion d’une exposition, Uderzo et Goscinny avaient signé son livre d’or. Goscinny avait écrit : « Passez me voir ». Par timidité, Binet ne répondra jamais à l’invitation.
En revanche, il y en a un qui lit Mormoil et qui l’appelle, c’est Marcel Gotlib. Binet ne saura jamais comment il avait fait pour dégoter le numéro de ses parents. Il connaît bien sûr cette grande figure de Pilote qui venait de fonder L’Écho des Savanes. Mais à l’époque, comme dans les meilleurs groupes de rock, l’équipe de L’Écho avait splitté. Brétecher était allée au Nouvel Observateur et Gotlib cherchait à fonder un nouveau journal : Fluide Glacial.
Le magazine, d’abord trimestriel était passé mensuel. Il fallait recruter de nouveaux talents. Quand Binet arrive chez Fluide, en 1977, il y découvre une société familiale avec un Jacques Diament comme directeur général, nommé là par Gotlib parce que c’était un copain de régiment qui avait dirigé les Nouvelles Galeries à Béziers. Un gestionnaire pur sucre qui tient la boutique d’une main de fer. Le mobilier du bureau est acheté aux puces. On économise sur tout. « Diament, c’était le genre de bonhomme à ne vous donner un stylo que si vous rendiez le précédent vide. Il avait ses têtes. Tout le monde n’avait pas le même statut. Moi, j’ai été salarié tout de suite » raconte le dessinateur.
Kador, le chien des Bidochon
Binet crée pour Fluide un personnage marquant, le chien Kador (1978), le seul chien qui lit Kant, dont les maîtres portent le patronyme de… Bidochon !
« Bidochon, c’est comme le personnage de François Pignon chez Francis Weber, un nom-gimmick qui revient sans cesse. La toute première fois que je les ai dessinés, c’était dans "Histoires ordinaires". Mais avant cela encore, j’avais écrit une histoire jamais reprise en album, dans laquelle le personnage s’appelait Ben Bidochon : c’était un Algérien qui gagnait au loto. »
Les Bidochon (1980) reviendront souvent, en effet. À 120.000 exemplaires au premier tirage de la nouveauté, la série totalise 21 albums et 4 hors série, quelque 10 millions d’albums vendus, un film et trois pièces de théâtre, avec des traductions en néerlandais, en allemand, en espagnol, en italien, en chinois même ! Des albums en noir et blanc, selon les principes économes du père Diament. Binet ne pense pas que ce soit un handicap : « Les gens n’y font pas attention. »
Ce succès est peu reconnu par la profession en raison surtout de la discrétion de l’auteur, en dépit d’un Prix Alfred à Angoulême en 1978 et d’un Prix du public en 2001. Trop vendeur, sans doute. Son éditeur, Louis Delas, a bien tenté de faire campagne pour qu’il soit nommé auprès de ses pairs dans l’académie des Grands Prix d’Angoulême, actionnant ses réseaux : Goossens, Schuiten, Tardi… Sans succès jusqu’ici.
Mais Binet ne s’en affecte pas. Il ne voit pas l’intérêt de recevoir un prix maintenant, alors que le succès est là. Les Bidochon ont fait leur entrée dans Le Petit Robert. La semaine dernière, Sarkozy lui-même qualifiait le couple Hollande de Bidochon, oubliant que peu de temps auparavant, le Times de Londres donnait le sobriquet de Bidochon au président énervé...
Que peut-on attendre de mieux comme reconnaissance ?
Autobiographique
La saga Bidochon est entrecoupée d’albums quasi-autobiographiques, composant une bibliographie de plus d’une trentaine d’albums au trait décapant : L’Institution (1981) qui rappelle ses souvenirs de pensionnat à Étampes, Déconfiture au Petit Déjeuner (1986), Propos Irresponsables (1988), M. le Ministre (1989), Les Impondérables (2007). Binet insiste sur la dimension autobiographique de son travail : Lorsqu’il a aménagé en HLM après son mariage, les Bidochon firent de même. Quand ils construisirent leur pavillon, les Bidochon eurent le leur. « Les Bidochon ne sont pas des beaufs, précise Binet. Les Beaufs, ce sont les personnages de Cabu. Ce sont des Français moyens. »
Des Français moyens qui lui ont valu d’être élevé au grade de Chevalier des Arts et des Lettres en 2005.
Aujourd’hui, dans Les Bidochon sauvent la planète (chez Fluide Glacial), nos héros font la découverte de la conscience écolo : recyclage, énergie renouvelable, tri des ordures et tout le toutim. Les tics de pensée et de langage sont passés au Kärcher, comme dirait l’autre. Bidonnant.
Ascèse
Pour créer ses gags, Binet se met à table à heure régulière, en silence, pas même une musique de fond pour le distraire. Au bout de deux heures, les séquences commencent à s’organiser. Il ne fait pas de carnet où il note en vitesse ses idées de scénarios : Il conçoit ses gags dans l’instant en établissant une sorte d’échafaudage comme l’on fait pour construire une voûte. Une fois la construction finie, on retire l’échafaudage. Le résultat n’a parfois rien à voir avec l’idée d’origine. Cette ascèse, il la brise une fois par mois, au bouclage de Fluide Glacial où il se rend rituellement depuis plus de trente ans, « pour faire une bouffe avec les copains ».
Sa référence, ce n’est pas la BD, qu’il lit peu, c’est le théâtre : Molière, Feydeau… Les situations, les dialogues, l’intelligence du propos. Mais s’il a tâté du cinéma et même les planches, il est néanmoins déçu par ces utilisations dérivées de son travail : trop d’interactions sur ses créations, il ne s’y reconnaît pas, ou alors il faut une énergie démente pour arriver à un résultat qui le satisfasse. Par conséquent, il préfère se concentrer sur ses BD où il domine tout de bout en bout.
Son théâtre, il le préfère de papier.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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