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Jean Mulatier 2/2 : « Tout est déjà peint autour de nous »

Par Nicolas Anspach le 30 novembre 2010                      Lien  
Dans la deuxième partie de cette interview le caricaturiste des « Grandes Gueules », {{Jean Mulatier}}, revient sur son intérêt pour les visages, sa collaboration à {Pilote}, mais aussi sur son goût pour la photographie.

On sent que vous portez un grand intérêt aux visages…

Oui. J’aime les visages. Le premier contact d’un nourrisson avec le monde se fait en regardant le visage de sa mère. C’est le premier flash, visage contre visage, regard contre regard. Je me rappelle d’une phrase prononcée par un philosophe qui disait qu’une magie particulière se passait entre les échanges de regards sincères de deux êtres humains, et que cela implique directement un respect mutuel. Si les gens se regardaient les yeux dans les yeux en se parlant, beaucoup de problèmes seraient aplanis, voire effacés. À condition, bien sûr, de ne pas détourner son regard...

J’ai cet amour des visages depuis longtemps. J’ai flashé assez tôt sur le visage de certains acteurs qui dégagent un intérêt, un magnétisme et un charme particuliers. Je pense particulièrement aux acteurs américains. Je me souviens de la première fois où j’ai vu le film Les sept mercenaires. On découvrait alors Steve McQueen en France. Jusqu’alors il n’avait joué que des rôles mineurs, notamment dans le feuilleton Au Nom de la loi, qui a été diffusé plus tardivement en Europe. John Struges, le réalisateur des Sept M
mercenaires
et, plus tard, Sergio Leone avaient un amour particulier pour les visages et le choix des acteurs. Regardez ce film, et vous verrez James Coburn, avec sa figure en lame de couteau, Charles Bronson, reconnaissable entre mille malgré qu’il n’y porte pas sa moustache, etc.

La caricature m’a permis de comprendre que c’est en exagérant ces visages que j’allais faire passer à d’autres, sur un autre support, le charme, l’attrait ou le pouvoir d’un visage ou d’une « gueule » ! Quand je parviens à faire passer l’émotion que je ressens face à un visage, sur le papier, je deviens moins vulnérable au côté hypnotique du sujet. C’est, en quelque sorte, une façon de me libérer. À la manière des hommes préhistoriques qui peignaient dans les grottes les animaux qu’ils allaient chasser : Ils exorcisaient leur peur par la peinture !

Jean Mulatier 2/2 : « Tout est déjà peint autour de nous »
François Mitterand
(c) Mulatier.

Dessinez-vous le visage d’une manière réaliste, sans distorsion, pour comprendre la construction du visage avant de commencer la caricature proprement dite ?

Oui et non. Je suis professeur de caricature à l’école Émile Cohl à Lyon. La première chose que j’enseigne à mes étudiants, c’est justement de se retenir de dessiner. Il faut d’abord observer le sujet. Il faut être en contact avec une certaine inspiration avant de commencer à tracer la moindre ligne. On doit analyser le visage, le dessiner dans sa propre tête, avant de laisser le relais au pilote automatique de sa main. Si on ne suit pas ses étapes, elle agirait comme un sismographe que l’on ne maîtriserait pas !

Je leurs dit donc : étudiez la géométrie d’un visage dans l’espace, la manière dont il est structuré et architecturé. Et en restituant cela, en exagérant les caractéristiques, on décuplera sa force. Ce qui est grand, le sera encore plus. Ce qui est petit, le sera encore plus également ! Un peu comme un puzzle que l’on essaye de reconstruire alors que l’on a agrandi certaines pièces et rétréci d’autres. Cela peut paraître un casse-tête, mais en réalité, c’est un exercice très intéressant. Quand on arrive à harmoniser tout cela, le résultat est surprenant. En tout cas, quand la ressemblance est présente !

Vous citiez le nom d’André Geerts parmi les « bienfaiteurs » de l’humanité qui vous inspiraient…

Oui. Moi aussi, je me suis surpris en prononçant son nom. André Geerts est l’un des rares qui me fait penser à Sempé ! Ses personnages respirent l’humanité et la gentillesse. Il n’y a jamais eu rien de bien méchant dans son travail. Et puis, c’est un grand graphiste. On sent que ses planches sont dessinées avec amour. Je me souviens d’une planche où on sentait que même la moto qu’il dessinait était « habitée ». C’était quelqu’un d’une grande sensibilité. Malheureusement, la relation que j’ai eue avec lui ne s’est pas bien passée. Sous prétexte de lui faire une plaisanterie, je me suis montré blessant à son égard. Je le regrette. Moralité, il ne faut pas aller trop loin. L’humour est aussi basé sur une exagération. De temps en temps, on balance une vanne qui dépasse sa pensée, sous prétexte de bon mot, en espérant que l’autre comprenne que c’était du deuxième ou du troisième degré ! Mais ce n’est pas toujours comme cela. C’est d’ailleurs l’une des grandes leçons que m’a donnée l’un de mes premiers maîtres, René Goscinny

Uderzo, par Mulatier
(c) Mulatier & Albert René

Du temps de Pilote ?

Avant même d’y collaborer. Patrice Ricord et moi-même étions adolescents lorsque l’on a découvert le journal Pilote à l’automne 1959. Nous avions décidé, au culot, d’aller voir Albert Uderzo et René Goscinny. Ils nous ont reçus en tenue de ville, veston et cravate. Uderzo a accepté de nous faire un dessin. J’ai été impressionné par le fait qu’il avait un pot d’encre et un pinceau dans l’une de ses poches de son veston et que celui-ci n’était souillé par aucune tache d’encre. C’était magique de le voir dessiner avec une virtuosité déconcertante. René Goscinny nous a alors dit que l’humour était un travail sérieux ! Il savait que nous voulions faire de la BD et il nous a confié : « Assurez-vous que votre lecteur a bien compris le premier degré, avant de passer au second ! ». C’était une leçon importante. Souvent les humoristes, ou prétendus tels, ont tendance à se situer dans les hauteurs, en perdant la « connexion » avec leur interlocuteur, le public…

Plus tard, vous avez dessiné quelques histoires courtes écrites par René Goscinny. Quel genre de scénariste était-il ? [1]

Il était extrêmement exigeant. À l’époque, il griffonnait ses scénarios et réalisait une mise en place très efficace de la page avec des personnages minimalistes. Une fois qu’il remettait ses pages à son dessinateur, il ne les « cadenassait » pas ! J’ai appris, par après, qu’il avait été gêné par les différentes libertés que j’avais prises. Nous avions fait une histoire où nous avions mis en scène Jean Gabin. On avait utilisé le physique de Gabin, mais j’avais changé son nom par « Jean Gamin ». C’était un jeu de mot très facile. Il a dit plus tard à Gotlib que mes prises de liberté le gênaient ! Il regrettait que je n’étais pas facilement « malléable ». Je n’étais pas le seul à vouloir un peu de liberté. Beaucoup sont partis, à cette époque, pour créer des journaux dissidents.

Vous y compris !

Oui, absolument. Mais je songeais surtout à Nikita Mandryka, l’auteur du Concombre masqué . René Goscinny ne comprenait pas son humour ésotérique. Il ne voulait pas passer une de ses pages dans Pilote. Du coup, il est parti fonder avec Gotlib et Brétécher, L’Écho des Savanes (en 1972). Plus tard, Jean Giraud, Philippe Druillet et Jean-Pierre Dionnet fondaient Métal Hurlant (en 1975).

En mars 1974, vous créez donc Mormoil avec les caricaturistes Patrice Ricord et Jean-Claude Morchoisne …

Le titre venait de l’expression « humour à la mort moi le nœud ». Je le trouvais vulgaire, mais je me suis laissé faire pour le choix. J’ai un très gros défaut : je ne sais pas dire « non » aux gens ! Ce journal m’a permis de réaliser des pages dont je ne suis, aujourd’hui, pas très fier. J’ai notamment mis en scène un petit chien philosophe. Cela me fait penser, qu’en Belgique, il y a un auteur brillant qui a choisi un chat pour philosopher. Philippe Geluck est plus un scénariste, un auteur verbal, qu’un dessinateur. Mais il se sert astucieusement de son talent graphique pour mettre en valeur la force de ses textes. C’est un grand humaniste. Un auteur qui est à la fois fin et incisif, et surtout ne fait pas preuve de méchanceté inconsidérée.

(c) Mulatier.

Votre carrière a versé dans la caricature, mais n’avez-vous pas regretté d’avoir abandonné la bande dessinée ?

Si bien sûr ! Mais on ne peut avoir trente-six vies ! J’ai soixante-deux ans, et il n’y a pas si longtemps, j’en avais vingt-deux. J’ai rejoint l’équipe de Pilote, où il y avait les plus grands. Je me souviens encore de ces années. Avec le recul, je pense que Goscinny a été très affecté par les contestations des auteurs de Pilote en 1968, mais surtout par le schisme qui s’est créé peu à peu, où chacun est parti de son côté pour fonder différents journaux. Goscinny avait un tel sens de l’amitié, de la fidélité et de la loyauté qu’il a sûrement été très affecté par ces départs. Je me demande si, d’une certaine manière, sa mort n’est pas un acte manqué. Il a eu une mort d’humoriste, en pédalant sur un vélo sans roue chez son cardiologue ! C’était peut-être une façon de tirer sa révérence par rapport à des gens qui l’ont pas mal déçu ! Beaucoup ont gardé un regret par rapport à cela. Gotlib, par exemple, regrette de ne pas avoir dit certaines choses à son « papa » Goscinny. On a des sentiments filiaux par rapport à ceux que l’on considère comme nos pères dans ce métier. J’en avais pour André Franquin, et j’en ai encore pour Albert Uderzo.

Jean Mulatier, dans son exposition à "Quai des Bulles"
(c) Nicolas Anspach

Vous dessinez un peu moins, et vous vous consacrez aujourd’hui à l’enseignement et à la photographie. Quel plaisir vous inspire cette dernière pratique ?

Je me suis toujours baladé avec un appareil photo, comme d’autres se promènent avec un bloc-note. Les photographies m’aident pour avoir des exemples de morphologie sous le coude pour m’aider dans mes caricatures. Lorsque je suis arrivé à la rédaction de Pilote, la mode était aux vestes afghanes. Moi, je préférais venir bien habillé. Pilote était une rédaction sérieuse. Je mettais une cravate quand j’allais dans les bureaux de la rédaction. Mon appareil photo pendait à mon cou, et cachait légèrement la cravate. Je me souviens encore du jour où René Goscinny m’a salué en me disant : « Ah ! Elle est pas mal votre épingle de cravate ! ». Il y avait une certaine ironie dans ses propos. Il se méfiait beaucoup des attributs de frime. Je regrette aujourd’hui qu’il n’ait pas vu les photographies que j’ai faites.

J’ai toujours eu beaucoup de plaisir à photographier. Peu à peu, je me suis aperçu qu’il n’était pas obligatoire de redessiner les photographies. Une photo peut être aussi émouvante qu’un dessin. J’ai commencé à exagérer la beauté de la nature dans mes photographies. J’ai passé une année sabbatique aux États-Unis, en 1977. J’ai sillonné ce pays du Sud au Nord. J’ai passé les mois d’automne au Canada. Je voulais me rendre compte de la beauté de ce pays. Et surtout savoir si les paysages étaient aussi merveilleux en automne que les photographies présentées dans des brochures ! C’était encore plus magnifique. J’ai donc photographié ces pays. Tout est déjà dessiné ou peint autour de nous, alors pourquoi s’en priver ? J’ai réalisé un livre, qui est sorti aux USA, sur la beauté de l’automne…

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(par Nicolas Anspach)

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En médaillon : Autoportrait de Jean Mulatier.


Illustrations : (c) Jean Mulatier
Photographies : (c) Nicolas Anspach

[1NDLR : En 1969, Goscinny et Mulatier signaient deux court récits dans Pilote : Le Vioque et Le Sous-chef de bureau.

 
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