Jean Van Hamme aura tout fait dans ce métier : commissaire d’exposition (il monte en 1968 avec l’aide de Greg et de Thierry Martens, la première grande exposition d’originaux de bande dessinée en Belgique : « Introduction à la bande dessinée belge » à la Bibliothèque royale de Belgique Albert Ier), scénariste de BD, de télévision et de cinéma, éditeur…
Tout cela après avoir crapahuté en bagpacker dans toute l’Europe, fait une nuit de la prison en Turquie, comme Largo Winch, au terme d’un parcours de jeune cadre commercial dans une multinationale.
On ne retient de lui que ses gros best-sellers Thorgal, XIII et Largo Winch et avec eux des idées simplistes : Van Hamme, admirateur militariste de l’Amérique et du capitalisme. Il faut dire que son passage comme Directeur Général chez Dupuis et ses sorties à l’emporte-pièce peu amènes, trempées de cynisme, ont contribué lui donner l’image d’un auteur revenu de tout, un peu méprisant. Et si au contraire, cette attitude n’était pas plutôt celle d’un homme qui raconte le monde depuis très exactement cinquante ans cette année, et qui le voit, quelque peu désabusé, s’enfoncer inexorablement dans une bêtise suicidaire ?
De la bande dessinée alternative à la bande dessinée commerciale
Pour ceux qui l’ont peu ou mal lu, Van Hamme, feuilletonniste émérite, est une sorte d’antéchrist de la créativité : une narration trop bien huilée, une pensée conservatrice et une diffusion - horresco referens !- « commerciale » !
Il suffit pourtant de regarder son parcours. Dès 1968, il publie chez Éric Losfeld, un éditeur indépendant d’avant l’invention des éditeurs indépendants, un roman graphique, oui, madame, signé par Paul Cuvelier, le meilleur dessinateur belge réaliste de son temps : Epoxy, dont l’héroïne dénudée porte un nom de polymère. Un mélange de science-fiction et de mythologie qui a gardé aujourd’hui toute sa pertinence. Un classique de nos jours publié au Lombard.
On connaît les grandes étapes de la suite dont on oublie souvent Histoire sans héros (1977, dessiné par un Dany réaliste, au Lombard), à contre-courant de ces séries à personnage favorisées par son éditeur, de l’anti-48cc en quelque sorte ; SOS Bonheur (1988, dessins : Griffo, Ed. Dupuis), joyau de la collection Aire Libre où l’auteur fait une réflexion douce-amère sur l’État-providence et qui déploie bon nombre de thématiques que l’on retrouvera dans son œuvre ; la même année, il publie, sous le crayon brillantissime de Rosinski, Le Grand Pouvoir du Chninkel (Ed. Casterman) dans (A Suivre), le temple français des « romans graphiques » aux côtés de Pratt, Tardi, Schuiten, excusez du peu.
Un scénariste humaniste
On qualifie souvent Van Hamme de thuriféraire du capitalisme à cause de son « milliardaire en Blue Jeans ». Ceux qui disent cela ne l’ont pas lu : de ses Maîtres de l’orge (1992, dessins de Francis Vallès, Ed. Glénat) à l’épisode de Largo Winch : Le Prix de l’argent (2004, dessins de Philippe Francq, Ed. Dupuis), ses récits ont souvent des accents sociaux et humanistes. Qui, avant l’arrivée de Trump, s’interrogea sur la possible dérive fasciste de la présidence des USA sinon Van Hamme dans XIII ? Thorgal, comme Chninkel sont des réflexions laïques sur le rapport de l’homme au divin.
Adieux ?
À 79 ans, Jean Van Hamme fait ses adieux à la bande dessinée comme Joséphine Baker à la scène, c’est-à-dire sans la quitter vraiment. Les dernières productions des grands auteurs portent souvent mieux leur message que toutes leurs œuvres précédentes. Will Eisner, au crépuscule de sa vie, fit ses chefs d’œuvre les plus marquants : Le Contrat avec Dieu, Fagin le juif et Le Complot. Kivu qui paraît à la rentrée est fait du même bois. C’est une œuvre-balise, un fanal qui fait un peu le bilan de ce monde que Van Hamme a vu évoluer depuis près de 80 ans. Et qui va mal.
On continue à y piller l’Afrique, comme dans le Congo belge de son enfance, entretenant la misère, les inégalités pour mieux préserver notre confort occidental. Tout se décide dans une lointaine multinationale qui envoie dans l’actuelle République Démocratique du Congo un jeune cadre dont la mission est de remplacer une barbouze pour une autre afin que le business soit préservé. La vie ne vaut rien face à la rapacité du profit.
Le sujet, inspiré de l’histoire du médecin Denis Mukwege, mis en lumière par le livre « L’Homme qui répare les femmes » de la journaliste belge Colette Braeckman [1] est irracontable en bande dessinée : vingt ans de conflits tribaux, des histoires de femmes violées et torturées, de nettoyages ethniques effroyables massacrant des milliers de gens au profit de seigneurs de guerre financés par des industriels impavides. Et pourtant, Jean Van Hamme le fait. Au passage, il nous gratifie d’un instantané plutôt bien renseigné de la situation politique de la région. Nous ne manquerons pas de vous en reparler sur ActuaBD.
Ce bel album est magnifiquement dessiné par Christophe Simon qui, après avoir été le disciple de Jacques Martin sur Alix et sur Lefranc, avait mis ses pas dans ceux de Paul Cuvelier en dessinant une suite à son Corentin, dans un récit écrit par… Jean Van Hamme. Il a, comme le dessinateur lensois, cette science des anatomies et de la composition d’une belle rigueur classique et d’une sensualité de tout instant. Un travail impressionnant.
Pour Jean Van Hamme qui dut à Paul Cuvelier son introduction dans la profession (il scénarisa Corentin juste après Epoxy), il y a là comme une forme d’achèvement. Une boucle qui souligne la cohérence du parcours d’un auteur qui reste, suivant le qualificatif que le caricaturiste André Rouveyre appliqua jadis à André Gide, « un contemporain capital ».
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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