Quoi qu’en pensent certains, la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image n’est pas le nom d’une maison de repos sur les bords de la Charente. Pour preuve, l’établissement angoumoisin a organisé mardi dernier une journée professionnelle sur le thème brûlant de la BD numérique. Une manifestation hors les murs, à la Cité des Sciences et de l’industrie de la Villette à Paris, qui a réuni juristes, éditeurs, auteurs, journalistes et acteurs du numérique sous l’intitulé « La bande dessinée dans l’univers numérique : quels modes d’exploitation, quels droits, quels contrats et quelles responsabilités ? ». Un titre à rallonge qui montre que le changement est en marche mais également que le processus n’en est qu’à la phase de réflexion. Une réflexion qui génère beaucoup d’angoisses de part et d’autres, avec en point de mire l’expérience de l’industrie du disque, bouleversée par les avancées des nouvelles technologies. Retour sur une journée dans le monde réel.
Dans son allocution d’ouverture, Xavier Guilbert (rédacteur en chef du site du9.org) plante le décor en soulignant deux choses. D’abord que la publication d’une BD numérique est encore en grande partie vécue par tous les acteurs comme une étape vers le papier. Ensuite que la chaîne classique de production d’une bande dessinée (auteur – éditeur – diffuseur – libraire – lecteur) n’est déjà plus aussi linéaire et peut exploser avec le développement d’Internet. Nouveaux modèles économiques, nouvelles pratiques, nouvelles règles.
La première partie de la journée concerne l’auteur, premier maillon de la chaîne, et principalement sa relation avec les éditeurs. Comment formaliser une cession de droits numériques ? L’auteur doit-il exiger un contrat séparé comme pour les droits audiovisuels ? L’enjeu financier est de taille : un auteur touche autour de 10% pour un album papier et 50% pour la part auteur d’une adaptation audiovisuelle plus éventuellement des rétributions au titre de scénariste voire, comme c’est le cas de Marjane Satrapi ou de Riad Sattouf, de réalisateur. Même si les gains du numérique sont actuellement infinitésimaux, mieux vaut pour l’auteur préparer l’avenir.
Encore faut-il savoir à quoi se rattache une œuvre numérique. Antoine Latreille (professeur à Paris 11 et codirecteur du Cerdi [1]) déroule les jurisprudences pour clarifier les choses. Pour les juristes, la BD numérique n’est considérée ni comme une œuvre logicielle ni comme une œuvre audiovisuelle (à cause de l’interactivité). C’est une œuvre composite dont le régime spécifique reste à définir. Juridiquement, la BD numérique est à la croisée des chemins, et Antoine Latreille attire l’attention du public sur le danger pour l’auteur de voir celle-ci qualifiée d’œuvre collective, pratique courante de l’autre côté de l’Atlantique qui transfère dès l’origine les droits des créateurs vers l’exploitant.
Pour l’instant, malgré les vœux des associations d’auteurs, la majorité des éditeurs ne font pas de contrats séparés pour le numérique. Bruno Bellamy (auteur et administrateur de l’adaBD [2]) dénonce également la mauvaise fois des éditeurs qui prétendent qu’il est difficile de calculer les gains sur différents supports, alors que l’informatique dispose de tous les outils pour récolter ces données. Pour Yannick Lejeune (président du Festiblog et directeur de collection chez Delcourt), le problème est aussi pédagogique. Selon lui, les éditeurs trouvent que c’est compliqué parce qu’ils ne comprennent rien à toutes les subtilités du numérique. D’où l’intérêt d’avoir des collaborateurs familiarisés avec le medium pour gommer les angoisses.
Quoi qu’il en soit, consigne est donnée aux auteurs d’être encore plus vigilants sur le contenu de leur contrat. Agnès Tricoire (avocate spécialiste en propriété intellectuelle) conseille à ces derniers de demander à l’éditeur dès le départ ce qu’il veut faire avec leur œuvre, quitte pour lui à abandonner les droits qui ne seront pas exploités. Dans cette période d’incertitude, l’avocate souligne également l’intérêt pour les auteurs de se raccrocher à des statuts protecteurs comme les droits de représentation ou les droits audiovisuels. Ainsi, l’évocation des licences Creative Commons utilisées par le nouvel éditeur Manolosanctis donne lieu à une levée de boucliers de tous les avocats présents dans la salle sur le problème de la cession du droit moral, illégale en France. Yannick Lejeune abonde dans ce sens en recommandant aux auteurs de toujours demander de la précision dans les contrats, notamment pour la clause de cession de droits numériques, en soulignant que Delcourt propose des contrats séparés, d’une durée de trois ans (la réduction de la durée de la cession de droits numériques est une demande récurrente de la SGDL [3]).
Mais ce cas de figure est pour le moment très rare chez les éditeurs et le rapport de force ne permet pas aux auteurs d’exiger grand chose. Comme alternative Emmanuel de Rengervé (délégué général du SNAC [4]) propose alors aux auteurs de céder leurs droits, en réservant l’ouverture d’une négociation le moment venu et un bon à tirer numérique. Un pis-aller en attendant que les termes génériques des contrats pour support papier soient transposés ou définis clairement pour le numérique. On peut se demander en effet ce que veut dire l’épuisement d’un tirage d’une BD numérique. Ce qu’est une exploitation suivie de l’œuvre par l’éditeur. Et une date de publication (Olivier Cazeneuve, juriste Internet, rappelle qu’il n’y a pas de dépôt légal et que certaines jurisprudences demandent à Google la date de son cache le plus ancien). Et finalement, ce qu’est un éditeur. Pour Emmanuel de Rengervé, il faut arrêter d’étirer la loi pour essayer de l’étendre au numérique mais plutôt créer une nouvelle législation. Et dans ce sens, il regrette que le Syndicat national de l’édition traîne les pieds à la table des négociations.
Dans un registre moins juridique, Alix Lépinay aborde également le problème de la communication sur Internet, soulignant le rôle croissant de l’auteur dans la visibilité d’un album avec le risque de brouiller le plan media de l’éditeur. L’ancien responsable de la communication d’Ankama appelle de ses vœux la formalisation de la communication de l’auteur à l’intérieur même du contrat. Bruno Bellamy réplique en se disant favorable à un tel accord contractuel… pour peu que l’auteur soit rémunéré pour cette activité.
L’après-midi est consacré aux maillons suivants de la chaîne du livre. Avec en toile de fond la grande question du modèle économique. Si certains des bdblogueurs les plus connus tirent un revenu conséquent de la publicité ou de la vente de produits dérivés. Attention au statut de ces revenus publicitaires, met en garde Yves Frémion, présent dans le public : il n’ouvre pas droit aux droits sociaux de l’auteur, sécurité sociale et retraite, mais verse dans d’autres catégories. Ils ne seront sûrement pas pris en compte par l’Agessa ou la maison des auteurs, et seront donc nettement moins avantageux en terme de cotisations.
D’une manière générale, si certains rares bloggeurs semblent profiter professionnellement de cette nouvelle pratique, les éditeurs traditionnels ou émergents sur le Net sont encore très loin de cet Eldorado espéré. Pour Yannick Lejeune, le modèle de Itunes, un morceau égale un euro, a habitué le consommateur à payer peu. Et avec une répartition sur Iphone de 30% pour Apple, 35% pour les développeurs (Aquafadas, Anuman, etc) et 35% que se partagent l’éditeur et l’auteur, la part réservée à la maison d’édition (et encore plus à l’auteur) est congrue.
L’objet de la journée n’est toutefois pas de trouver des solutions de rentabilité mais plutôt de faire le panorama des nouvelles pratiques numériques avec des intervenants variés. Bibliothèque numérique avec Cyberlibris, plateforme d’achat et de location pour lecture sur ordinateur avec digiBIDI, portail de téléchargement sur portable avec Choyooz, distributeur numérique avec Immatériel, maison d’édition communautaire avec Manolosanctis, éditeur de bandes dessinées en ligne avec Foolstrip. L’éventail des possibles est largement ouvert, avec des stratégies parfois concurrentes. Immatériel prône par exemple la multiplication des revendeurs, au lieu, comme Apple, de créer un canal et de le rendre le plus puissant possible. Même son de cloche chez VirginMega, qui, fort de son expérience de plateforme de vente de musique, réfléchit à se lancer dans la BD numérique. Le sentiment d’urgence est palpable pour ne pas réitérer les erreurs de l’industrie du disque concernant le piratage.
Cette journée professionnelle montre qu’il reste beaucoup de questions, de flou juridique, d’angoisses, de solutions à inventer pour une activité qui pour l’instant n’est pas rentable. Mais le temps presse pour tous les acteurs du numérique avant que la machine ne se mette en marche. Les auteurs seront-ils les dindons de la farce ? Les éditeurs se transformeront-ils en cessionnaires de parts de droit comme en musique ? Seront-ils remplacés par Apple ? Et les autres acteurs du numérique résisteront-ils au piratage ? Nous ne sommes pas ici à la fin d’un album de Blake et Mortimer mais bien devant un enjeu majeur pour toute la profession.
DROIT DE REPONSE DE DANIÈLE BOURCIER, DIRECTEUR SCIENTIFIQUE DE CREATIVE COMMONS - CHAPITRE FRANÇAIS (8 février 2010)
Contrairement à ce que dit M. Thierry Lemaire, l’auteur qui choisit
la diffusion de son œuvre selon les termes d’une licence Creative
Commons conserve ses droits, il ne les cède pas.
En effet, loin d’être un abandon de droits, les licences Creative
Commons sont de véritables contrats d’exploitation de droits d’auteur,
finement modulables grâce à des options sélectionnées par l’auteur
comme celle interdisant l’usage commercial, la modification de
l’œuvre, ou la diffusion sous une autre licence.
L’usage de licences Creative Commons traduit la volonté des auteurs de
diffuser leurs œuvres plus largement et dans le strict respect des
conditions de ces licences. Cet usage est ainsi parfaitement conforme
aux droits moraux de l’auteur. Les modifications doivent être
clairement identifiées, et l’auteur cité de la manière dont il le
souhaite.
Les licences Creative Commons laissent donc beaucoup plus de liberté à
l’auteur que les cessions globales et non négociables usuellement
contractées au profit de l’industrie culturelle, qui imposent un
transfert de droits, et dont les utilisations portent fréquemment
atteinte aux droits moraux des auteurs et des artistes comme les
interruptions de morceaux de musique à la radio, les coupures
publicitaires, les incrustations de logo, ou l’absence de citation de
l’auteur.
Je vous prie de recevoir, Monsieur, nos plus cordiales salutations.
Creative Commons
Chapitre Français
Danièle Bourcier
Directeur scientifique
LA RÉPONSE D’ACTUABD.COM (14 février 2010)
Madame,
Merci d’avoir réagi à cet article, mais avant de répondre à votre commentaire, je voudrais préciser une chose. Nul besoin, comme vous l’avez fait, de m’envoyer une lettre à entête en rappelant l’article de loi qui m’oblige à publier un droit de réponse de votre part. ActuaBD est un site qui privilégie le débat et ouvre ses commentaires à tous, dans les limites de ladite loi. Nous avons donc publié votre réaction sous mon article. Je terminerai cette parenthèse en vous rappelant que la demande de droit de réponse ne doit pas être envoyée à un journaliste mais au directeur de la publication.
Pour revenir à votre commentaire, je ne peux que répéter ce que j’ai écrit plus avant. Je n’ai pas pris parti sur la question, mais juste relayé les propos des avocats présents lors de la journée d’étude. La formulation du paragraphe incriminé me parait pourtant suffisamment claire. De grâce, ne confondez pas le messager avec l’émetteur du message. D’ailleurs, si un des intervenants avait pris la parole pour répondre aux accusations desdits avocats, je l’aurais bien évidemment précisé. Ça n’a pas été le cas. Vous avez la possibilité ici de répondre indirectement à ce que les professionnel(le)s de la loi vous reprochent.
Je vous prie de recevoir, Madame, mes plus cordiales salutations.
Thierry Lemaire
(par Thierry Lemaire)
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