Au mitan des années 1980, la patrie des fumetti était le plus grand foyer de création européen de bandes dessinées, juste derrière l’entité franco-belge.
Un foyer de créations aux racines profondes, puisant dans les veines de nombreux joyaux que les doigts magiques d’orfèvres comme Antonio Rubino, Walter Molino ou encore Sergio Tofano ciselèrent dans l’entre-deux guerres.
À l’autre extrémité de l’histoire de la bande dessinée italienne se trouvait alors une jeune génération constituée en partie de Sylvio Cadelo, Carlo Ambrosini, Anna Brandoli, Eugenio Sicomoro, Tanino Liberatore, Franco Saudelli ou Lorenzo Mattotti et menée tambour battant par l’icône générationnelle Andrea Pazienza.
Tous officiaient en France, véritable terre d’asile pour tout auteur connaissant un certain succès outre-Alpes, où le lectorat, moins important, ne permettait pas d’assurer de suffisants revenus.
Entre ces deux générations, un florilège d’auteurs -au rang desquels Milo Manara, Attilio Micheluzzi, Guido Crepax, Roberto Raviola (Magnus), Vittorio Giardino, Guido Buzzelli, Sergio Toppi, Benito Jacovitti - récoltait les rançons d’une renommée plus ou moins importante que les terres gauloises leur offraient avec un bel enthousiasme. Si aucun ne put accéder à une gloire proche ou équivalente à celle d’Hugo Pratt, il en est un qui jamais ne rencontra le succès mérité : Dino Battaglia.
Pourtant, au commencement, le chemin artistique de ces deux légendes fut commun. En effet, admirateurs de l’américain Milton Caniff, les deux auteurs vénitiens travaillèrent pour le groupe Asso di Picche (que Pratt créa en 1945 avec Mario Faustinelli et le scénariste Alberto Ongario), et Pratt prit la succession de Battaglia pour l’illustration des récits Junglemen. Si l’influence artistique de Battaglia sur le père de Corto Maltese est réelle, seul ce dernier atteignit le firmament quand son aîné compère restait à jamais dans l’ombre…
Plus que d’ombre et de lumière, c’est de noir et de blanc que se vêt la différence qui sépare les deux auteurs. Grand ordonnateur de la forme, du contraste et de la confrontation des masses, Pratt impose ses noirs sur le fond blanc de la page et leur confère une puissance expressive allant jusqu’à l’abstraction. Hugo Pratt force le visuel et joue d’un visible à la ligne maîtresse conférant une notion de poids à son trait.
Comme en réponse alternative à cette matérialisation brute et sauvage de la représentation, Dino Battaglia exprime un graphisme qui possède pour corps central le blanc de la feuille à dessin. Hugo Pratt impose avec force et conviction un plein merveilleux et enivrant, quand Dino Battaglia suggère, parfois jusqu’au vide, jusqu’à la béance, la force vertigineuse de l’absence et de l’indicible. À la persuasion du premier, s’érige en contraste et avec courage, la suggestion du second.
Du courage, il en faut pour offrir au lecteur un langage graphique constitué, dans lequel la grammaire fait se confondre les mots « espace » avec « limite » et « absence » avec « présence ».
C’est bien dans ces superpositions de sens que réside toute la magie de l’art pictural de Dino Battaglia : ce qui n’est pas délimité ni représenté s’y trouve pourtant avec une force et une justesse déstabilisantes. Chez Battaglia, le vide fait sens. Malheureusement, la nature n’aime pas le vide, et le lecteur non plus, qui, trop souvent, garde au fond de lui les traces laissées par ses craintes enfantines. La peur de l’absence, du non-fini, et l’insécurité qui en émane, n’est pas la moindre.
Edmond Baudoin déclarait à ce sujet* : Quand j’étais encore enfant, je ne dessinais jamais le dessus des crânes de mes personnages. Un jour, une dame que mes parents avaient invité à manger annonce tranquillement à table qu’il est facile de reconnaitre un enfant schizophrène d’un autre. En effet, d’après elle, l’enfant schizophrène ne dessine et ne ferme jamais le haut des crânes des personnages dans ses dessins (…) Bien sûr, je me suis immédiatement dit que je ne voulais pas avoir cette maladie. À partir de là, j’ai décidé de dessiner beaucoup de chapeaux. J’ai mis également beaucoup de cheveux (…) Je n’ai enfreint cette loi du crâne fermé qu’à l’âge de quarante ans, pour la réalisation du livre « Le Premier voyage » (…) ».
Il ajoutait encore : J’ai fait une expérience intéressante en intervenant dans les écoles primaires. Je dessinais sur les tableaux noirs devant les enfants. Lorsque je dessinais un personnage au cou mal relié à l’épaule, si je laissais un blanc, il y avait toujours un enfant pour faire remarquer que le corps n’était pas fermé. L’enfant a très peur de cette ouverture qui ne lui semble pas naturelle et par laquelle s’en va la vie. [1]
Cependant, dans toute l’œuvre de Dino Battaglia, image après image, page après page, livre après livre, cette ouverture perturbante n’est pas celle par laquelle la vie s’en va, mais bien celle par où elle s’engouffre !
Pour Dino Battaglia, la page blanche n’est pas seulement un cadre de représentation mais bel et bien un lieu d’expression en constant devenir, un champ retourné dont les sillons contiennent les graines de l’imagination et des émotions du lecteur. Un espace ouvert et voué au partage, une totalité constituée de ce que l’auteur et le lecteur insufflent d’eux-mêmes dans les images ouvertes à cet effet.
Comme pour faciliter cet échange avec le lecteur, Dino Battaglia se tourne essentiellement vers les adaptations graphiques de grands textes de la littérature mondiale avec tout l’inconscient collectif qui en affère. Rapidement, il développe au travers de ses interprétations un tempo graphique et narratif dont la solution esthétique résulte de l’alchimie maitrisée entre l’illustration et la bande dessinée.
Sa manière laisse transparaître ses références, de Beppe Porcheddu (pour la composition) à Piero Bernardini (pour l’utilisation du blanc, du trait et des masses), en passant par Aleardo Terzi (pour la gestuelle, la noblesse de ses personnages).
Cependant, ennemi de toute compromission, sa force est aussi sa faiblesse, et l’inventivité constante dans ses compositions à mi-chemin entre la bande dessinée et l’illustration ne lui permet pas d’accéder à la popularité qu’il mérite. Dans chaque image, sur chaque page, le trait en suspens dans l’attente d’un achèvement, d’un décor, d’un cadre, d’une finitude sécurisante, et le temps suspendu, comme en écho au poème de Lamartine, insuffle une mélancolie certaine dans la lecture. Cette même mélancolie qui anime ses personnages, née du doute que ses compositions laissent transparaître ; ses chevauchement d’une case sur l’autre, comme pour relier ces dernières de manière plus intrinsèque encore que ne le permet l’ellipse, et en accentuer la valeur narrative, ses illustrations ouvertes, comme pour embrasser autant de possibilités de représentation possibles qu’il existe d’imaginaires de lecteurs et de n’en perdre aucune, dans l’absolu.
Chez Dino Battaglia, les couleurs sur lesquelles la lumière crue jamais ne se pose, expriment inlassablement le sentiment d’attente. Le monde de Battaglia n’existe qu’à l’heure dite « entre chien et loup », quand le jour et la nuit bataille à armes égales et entourent le monde d’une lumière indécise, d’un temps immobile.
Dans son œuvre, la couleur n’est pas franche ni définitive, elle enrobe, elle habille de voiles, elle épouse le sens de la narration et non la forme des représentations. Une picturalité de l’attente dans laquelle les personnages sont saisis dans leurs mouvements, figés dans l’instant essentiel. Une picturalité de la lenteur et de non démonstration, renforcée par la présence fondamentale du gris, utilisé comme une matière mouvante, oscillante, offrant au trait l’ondoyance et le diffus que la main de l’artiste semble lui refuser. Ses réalisations sont mélancoliques, ses choix nostalgiques, et Le Chat botté n’y fait pas exception.
L’œuvre entière de Dino Battaglia exhale les fragrances d’un automne perpétuel.
(par AVELINE, Franck)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Le Chat Botté - Par Dino Battaglia - Editions Mosquito
© Editions Mosquito, 2012.
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[1] Extrait d’un entretien accordé à la revue L’Indispensable. N°3, janvier 1999.
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