Il a disparu discrètement un samedi, prenant tout le monde de court. Si nous savions depuis plusieurs mois déjà qu’il combattait, comme on dit pudiquement, une "longue maladie". Il le faisait avec courage, détermination et conscience, et avec ce qui caractérise sa carrière entière : de la curiosité.
On peut résumer son parcours en disant qu’il s’est attaqué à tous les mythes modernes : le cinéma, la littérature, l’art, la politique, la sagesse philosophique,... avec les moyens qui étaient les siens : une intelligence pénétrante et une incroyable puissance du dessin.
Quand on demandait à André Franquin quel était le meilleur dessinateur de son temps, il répondait sans hésiter : Jean Giraud.
Sa première BD est publiée en février 1956 dans la revue Far-West de Marijac à sa sortie des Arts Appliqués où il était entré à l’âge de 16 ans. C’étaient Frank et Jérémie, une BD semi-humoristique, de western, déjà.
Il n’arrêtera plus jamais de produire, ses premiers travaux se faisant pour la très puissante presse confessionnelle de cette époque : Fripounet & Marisette, Cœurs Vaillants, ou pour les publications western alors présentes en kiosque : Sitting Bull, entrecoupés d’un séjour fondateur de neuf mois au Mexique, où s’était établi sa mère, et son service militaire, notamment en Algérie.
Le tournant décisif de sa carrière a lieu en 1961 quand il devient l’apprenti de Joseph Gillain, alias jijé. Éclairé par le génie du Belge, comme Franquin ou Morris avant lui, il travaille sur le plus beau western européen de l’époque, Jerry Spring, et progresse rapidement : il assure l’encrage de La Route de Coronado qui porte incontestablement sa patte. Il travaille ensuite avec Jean-Claude Mézières pour Hachette, un ami qui l’accompagnera très longtemps notamment dans Pilote, l’hebdomadaire fondé par Goscinny, Uderzo & Jean-Michel Charlier, créant avec ce dernier la série Blueberry, chef-d’œuvre du Western contemporain.
Donnant à son personnage le physique de Belmondo, l’un des acteurs fétiches de la Nouvelle Vague du cinéma français, on comprend très vite que Blueberry, qu’il signe Gir, saura rapidement s’écarter des sentiers de la tradition. Anti-héros splendide, Blueberry accompagne le mouvement d’un cinéma de western qui déconstruit le mythe hollywoodien, de Sam Peckinpah à Sergio Leone.
Du western, il était passé à un autre mauvais genre : La science-fiction. Pour l’aborder, il s’était inventé un deuxième nom : Moebius, en hommage à l’anneau du même nom symbolisant l’infini.
Infini... Tel était le monde de Moebius qui débute dans les pages d’Hara Kiri ou sur les couvertures des éditions Opta, passe par Pilote le temps d’une Déviation, puis dans L’Écho des Savanes pour le très engagé Cauchemar blanc pour aboutir à la création de Métal Hurlant et des Humanoïdes Associés avec ses complices Druillet et Dionnet, aussi allumés que lui. Dans les pages de Métal, il fusionne avec le non moins allumé cinéaste Alejandro Jodorowsky dans la série L’Incal, une référence de la BD de Science-Fiction. Ses créations font le tour du monde.
La consécration commence à dépasser le seul cercle de ses pairs. Le cinéma avec lequel il flirte en expert depuis un certain temps le sollicite quand il ne le plagie pas comme dans Blade runner : Tron, où il expérimente les premières images numériques pour le cinéma, Alien dont il réalise les designs, Le Cinquième élément où il travaille en complicité avec Mézières, Les Maîtres du Temps de Laloux, etc.
Marvel et Stan Lee lui confient le Surfer d’Argent le temps d’un épisode... De grands noms de la BD et du cinéma le vénèrent : George Lucas, Osamu Tezuka, Hayao Miyazaki, Katsuhiro Otomo, Jiro Taniguchi, Matthieu Kassovitz qui adapte son Cauchemar blanc... Il devient une valeur d’Art contemporain, expose à la Fondation Cartier, les prix de ses dessins s’envolent...
Tout cela vous a été raconté ces dernières heures et le moment est venu au recueillement, aux retrouvailles avec les œuvres de celui qui fut, plus que d’autres, un créateur d’univers.
Hommages
Depuis samedi, les hommages se multiplient, nous en avons recueillis quelques-uns glanés plus ou moins au hasard :
Jim Lee : " Putain de réveil au milieu de la nuit où j’apprends que Jean Giraud (Moebius) vient de casser sa pipe. Une énorme influence et un vrai visionnaire. Nous avons perdu le meilleur." (Sur Facebook)
Benoit Peeters : "Je ne sais si l’heure est à dresser des Panthéons. Mais si la bande dessinée doit en ériger un, Moebius en fait bien sûr partie, aux côtés de Töpffer, McCay, Herriman, Hergé, Franquin, Goscinny, Tezuka et quelques autres (je ne cite que des disparus). Parce que c’était un prodigieux artiste d’abord. Parce qu’il s’est imposé dans des genres et des styles étonnamment divers. Parce qu’il est l’un de ceux qui ont réellement fait grandir la bande dessinée en même temps que ses lecteurs. Parce qu’il aimait prodigieusement ce médium, même s’il ne se privait jamais de dépasser ses frontières. Mais aussi parce qu’il était un vrai personnage : on était toujours curieux de voir ce qu’il pensait, quelle surprise il préparait, dans quelle nouvelle quête il allait se lancer. Même ses égarements avaient quelque chose de fascinant. Il y a beaucoup de grands auteurs aujourd’hui, mais il n’y avait qu’un seul Moebius-Jean Giraud-Gir."
Paolo Coelho : "Le grand Moebius est mort aujourd’hui, le grand Moebius est encore vivant. Ton corps est mort ce jour mais ton travail reste plus vivant que jamais." (Sur Twitter)
Neil Gaiman : " Nous voulions travailler ensemble. J’avais écrit Sandman : Endless Nights story, Death in Venice pour lui, mais sa santé était défaillante et c’est finalement P. Craig Russell qui la dessina. Six mois plus tard, sa maladie connaissant une petite rémission, il me demanda si je pouvais lui écrire une petite histoire, environ 8 pages avec une image par page ; j’écris pour lui l’histoire Destiny, également pour la série Endless Night. mais sa santé périclitait encore davantage et c’est Frank Quitely qui la dessina. Aussi bien Craig que Frank firent un boulot magique mais au fond de moi-même, j’étais triste, car j’avais toujours espéré travailler avec Moebius. Je sais maintenant que ce ne sera plus possible." (sur son blog)
Thierry Groensteen : "Jean Giraud-Moebius reste pour moi l’unique exemple d’un dessinateur ayant fait école dans deux styles différents. Il était un passeur de mondes, un explorateur sans pareil. L’un des rares artistes de la bande dessinée à avoir su brancher l’invention graphique sur les forces de l’inconscient. Le Garage hermétique de Jerry Cornelius reste un livre d’une liberté et d’une modernité inouïes ; et les six volumes du récent Inside Moebius attestent à la fois de la modestie de ce géant et d’une inventivité toujours intacte."
Bastien Vivès : "Triste nouvelle. J’ai eu la grande chance de le croiser quelque fois et de dîner avec lui lors de la remise de sa Légion d’honneur... Chaque fois que l’on se croisait, il ne se souvenait pas de mon visage mais de mon dessin, on peut le dire c’était un amoureux du dessin... Je resterai émerveillé par la modernité de son trait, là où d’autre se sont embourgeoisés et ont perdu leur dessin, lui n’a fait que de rajeunir et son trait était de plus en plus beau. C’est un grand monsieur qui nous a quitté, il avait toujours l’œil du côté de la nouveauté et de la curiosité. Les générations qu’il a traumatisées pourront enfin être libérées."
Patrick Gaumer : "Comme toute ma génération, je l’ai découvert « en direct »… avec Blueberry, bien sûr, mais aussi toutes ses illustrations pour Opta. J’avais en face de moi un auteur qui me parlait, qui me faisait prendre conscience que ce qui était encore considéré comme un aimable passe-temps pouvait se révéler « autre » chose ; quelque chose qui ne tarderait pas à m’accompagner jusqu’à l’âge adulte. En ces années de contre-culture, tout se mêlait, la BD, la S-F, la musique… Cette liberté affichée d’un Garage hermétique, d’un Arzach. Ah, la première couverture de Métal ! Cette gueule grande ouverte. Et cette histoire en couleurs directes — pas sûr que l’on employait déjà l’expression ? —, sans le moindre dialogue. Giraud, Moebius, c’était tout ça. Un joyeux méli-mélo de BD, de S-F. de joyeux délires et de réflexions plus graves…. Son Cauchemar blanc, dans l’Écho, un récit dénonçant le fascisme rampant, si prémonitoire.
Plus tard, à la librairie Temps Futurs, j’appris à le connaître, un peu. Notre première conversation portait, je crois, sur la politique. Nous avions taclé ce vieux réac d’Heinlein et n’en avions pas moins convenu que son Podkayne, fille de Mars était un roman formidable. Nous nous verrons ensuite chez lui, dans le 14ème, puis à Montrouge. L’occasion de refaire le monde. Je me souviens de sa découverte d’un Amiga, de ses premières compositions informatiques. Une préhistoire qui aboutira à son Quatre-vingt-huit, l’un de ses plus formidables bouquins. Une image, aussi, d’un Jean tout tendre embrassant Yvan Delporte. Une autre, encore, avec Miyazaki. Tout se bouscule. J’ai envie de relire ses albums. Mes pensées les plus affectueuses vont à ses proches."
Richard Marazano : " Nous étions en 1988, j’avais 17 ans et me piquais d’écriture de scénario... Jean Giraud prit la peine et le temps de lire ce que j’avais commis, il m’écouta longuement et ne fut pas avare de remarques et de conseils. Puis il me recommanda auprès de Guy Vidal à l’époque directeur de collection aux Humanoïdes associés et jean-Paul Mougin chez Casterman. C’est avec ce parrainage que je faisais mes premières rencontres "de métier"... Nous nous revîmes plusieurs fois dans les 24 ans qui suivirent, toujours de façon informelles. Nous n’étions pas intimes, mais toujours il savait partager en même temps qu’il savait écouter et observer. Voilà Moebius, disponible et vif en toutes circonstances, toujours émerveillé, toujours en éveil, de cette vie que l’on retrouve dans chacun de ses dessins, créant des liens invisibles et pourtant bien réels." (sur Facebook)
Jacques Terpant : " Bernadette Soubirou en santiags, la vérité m’apparut. Le monde de la bande dessinée avait basculé. Sur cette pierre, qui elle n’était pas noire des péchés des hommes, mais lumineuse, à coup de colorex de mauvaise qualité, là , il y avait là de quoi bâtir une vie de dessinateur. Bien sûr, Dieu avant avait exploré d’autres voies, aidé par le paléo-saint Virgil Finlay, avec la Déviation, dans Pilote, il avait déjà éclairé d’autres pistes, ô combien prometteuses !
Disciple fidèle, je prêchais la bonne parole sur papier pendant des années. Je n’écoutais pas les lecteurs impies qui me disaient : « heu... moi je préfère la couleur, comme dans Tintin, quand c’est bien plat entre les traits noirs ». Pardonnez leur, Père, ils ne savent pas ce qu’il font.
Dieu me parla une fois au tout début dans une brasserie de Lyon, c’était l’époque du pape Dionnet, le grand propagateur de la foi. J’admirais la façon dont il descendait parmi nous, allant jusqu’à danser le rock et sourire aux filles qui lui parlaient. Complaisant avec les marchands du temple qui le faisaient noircir de dessins, les pages de leurs bréviaires. Car les anciens dieux dont il était le dernier, étaient ainsi, commerçants avec les mortels, accessibles au plaisir, à l’angoisse, à l’humour.
Bien sûr il parlait de l’avenir, d’un monde où nos enfants vivraient heureux, avec des cristaux qui songent, dans des déserts puissants, ou sur des petits astéroïdes paradisiaques. Mais je n’étais que l’un de ses modestes curés de campagne, de ceux qui savent, avec le pape Dionnet, qu’après les Romains viennent les Barbares, je continuais à enluminer du papier, mais j’avais jeté les colorex de mauvaise qualité." (sur son blog)
Si vous voulez vous exprimez ou si vous voyez des hommages intéressants, postez-les ci-dessous en nous mettant le lien.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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