C’est une jolie polémique décrochée par le blog Le comptoir de la BD : une lettre ouverte de Lewis Trondheim intitulée : "Angoulême blême ou Angoulême je t’aime ?" dans laquelle il détaille ce qui, selon lui, ne va pas dans le festival charentais. Il égrène par ailleurs des propositions...
Ce "coup de gueule" n’est pas anodin car Lewis Trondheim est un auteur considérable, co-fondateur et encore actuellement membre dirigeant de L’Association, éditeur de la collection Shampooing chez Delcourt, il est le symbole d’une génération qui a fait bouger la bande dessinée dans les années 2000 et que le FIBD avait faite roi en l’élisant à la présidence du Festival en 2006. Trondheim devenant, à ce titre, membre à vie de l’Académie des Grands Prix.
Rappelons que ce président-là avait soutenu l’éviction de l’ancien directeur du festival Jean-Marc Thévenet et du sponsor Michel-Édouard Leclerc.
Que reproche Trondheim au Festival ?
Il constate que le FIBD fait une certaine unanimité contre lui : les auteurs, les éditeurs, les institutions locales : la Cité et le Musée de la bande dessinée...
Il constate que "le maire d’Angoulême et le président du Conseil Général se tirent dans les pattes et renvoient dos à dos leurs soldats Cité et FIBD sans prendre en charge leurs vraies responsabilités, c’est-à-dire taper du poing sur la table et faire travailler tout le monde ensemble."
Des prix qui ont perdu leur intérêt car "parasités par des sous-prix pour faire plaisir aux sponsors. Nous avons maintenant le prix SNCF Polar. Pourquoi pas western, ou Science-Fiction ?" avec un prix FNAC qui exclut les autres et un prix jeunesse attribué par de jeunes lecteurs : "Faire un bon album jeunesse est aussi difficile que de faire un bon album tout court. Pourquoi un jury différent ?" Il ajoute avec bon sens : "A-t-on vu à Cannes un prix l’Oréal, Renault ou Electrolux ?"
Un jury des "Grand Prix" qui ne connaît pas la bande dessinée, rétif aux auteurs japonais : "J’ai été flatté d’avoir été choisi par mes pairs, je les en remercie, mais j’ai honte d’arriver avant Muńoz, avant Blutch, avant Spiegelman, avant Chris Ware, avant Bill Watterson, avant Otomo, Toriyama, Tatsumi, Binet, F’murrr, et bien d’autres… Quand je vois, lors des délibérations, que nombre de mes confrères ne connaissent pas la plupart de ces noms, ni leurs travaux, ni ne veulent entendre parler d’un auteur japonais, j’ai honte !"
On apprend au passage qu’il a claqué la porte de l’Académie des Grands Prix lors du dernier Festival : "C’est pourquoi j’ai quitté les délibérations en pleine discussion cette année et que je n’y reviendrai pas dans le mode d’élection actuel." Au passage, il remet en cause le mode d’élection des Grands Prix.
Il stigmatise une organisation du FIBD qui gaspille : "Monter et démonter les bulles coûte une fortune, entre un et deux millions d’euros " affirme-t-il.
Face à ces reproches, il tient à positiver : "Alors râler, c’est, bien, c’est français, ça soulage, mais ça ne construit rien. Alors je propose de construire."
Quelles sont ses propositions ?
Pour les prix :
Un Grand Prix désigné par les auteurs, soit directement, soit par une short-list, tous les auteurs, et non seulement l’Académie.
On arrête les "Prix sponsors" et on réintègre la jeunesse dans les prix. On donne des dénominations lisibles du genre "meilleur album de l’année."
Pour le Festival :
On supprime les bulles et on installe les auteurs dans les bâtiments "en dur" : Musée, bâtiment Castro, etc.
Une seule librairie qui gère toutes les dédicaces avec un accès gratuit. Seuls les albums achetés sur place sont dédicaçables.
Les auteurs seraient invités (par le festival ou les éditeurs) et devront avoir du temps le jour d’avant pour aller visiter le festival. Idéalement, ils seraient payés.
Les sponsors n’auraient plus droit qu’à sponsoriser expos et événements.
Il ose enfin ce tabou suprême : pourquoi pas un festival au mois de juin ?
Un Festival à bout de souffle
On souscrit ou on ne souscrit pas à cette sortie "poil à gratter" dont Trondheim a le secret. Elle traduit néanmoins un malaise réel dont on a eu plusieurs manifestations ces derniers temps qu’elles émanent d’un Joann Sfar "très malheureux à Angoulême" ou d’auteurs moins notoires qui ont décidé de boycotter le festival.
Il y a le constat d’une programmation à bout de souffle dont la proposition artistique est devenue sans saveur, mal valorisée et mal vendue, empreinte de fatuité institutionnelle, conduite par la nécessité de complaire aux sponsors, sans parler de ces concerts de dessins dont l’intérêt reste limité ; le constat d’un palmarès est devenu illisible, comme nous l’avons maintes fois souligné (en dehors du meilleur album, qui se souvient encore des lauréats et de l’intitulé des prix ?) ; il y a cette course à la reconnaissance de la bande dessinée devenue aujourd’hui dérisoire et sans enjeu ; cette communication enfin -on l’a vue dans l’affaire de la double exposition Spiegelman, marquée par une certaine arrogance gaffeuse ; et on ne parle pas de la gestion du Festival par 9e Art+ qui fait l’objet de bien des critiques.
Trondheim fait appel aux bonnes volontés et demande à ouvrir des discussions. Mais avec qui et avec quels objectifs ? Là est toute la question.
Car dans cette réflexion, il manque un certain nombre de paramètres importants :
Qu’en pensent les Angoumoisins et les Charentais qui financent majoritairement la manifestation avec leurs impôts et qui accueillent ce festival ?
Qu’en pense le public ? A-t-on jamais fait un test qualitatif détaillé de satisfaction ? On serait peut-être surpris par les réponses...
Qu’en pense la profession dans son acception la plus étendue : éditeurs, diffuseurs, libraires, auteurs, bibliothécaires, médiateurs culturels, organisateurs de festival ou journalistes, voire éditeurs étrangers, qu’une certaine caste d’auteurs méprisants désigne parfois sous le vocable de "microcosme" ?
S’il est important, le point de vue de Lewis Trondheim ne saurait être le seul pris en compte.
Peut-être faudrait-il mettre en place, sous l’égide de l’autorité publique (Conseil général, ville, préfecture) des États Généraux où chacun apporterait ses lettres de doléances, préludes à une nécessaire révolution ?
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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