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Schuiten & Peeters exorcisent le mythe de Taxandria

Par Charles-Louis Detournay le 31 octobre 2009               Taxandria" data-toggle="tooltip" data-placement="top" title="Linkedin">       Lien  
Plus de 20 ans après le début de leur collaboration avec une grande figure de l'animation belge, Raoul Servais, et 15 ans après une première variation parue dans un tirage confidentiel, Schuiten et Peetes introduisent Taxandria dans les Cités obscures, une façon de donner une seconde vie à un film dont les valeurs se sont écroulées comme un château de cartes.

Raoul Servais est un cinéaste visionnaire, Palme d’or du court-métrage à Cannes en 1979 pour Harpya et Grand Prix du Festival d’Annecy en 1997 pour Papilons d enuit , mais qui se perçoit essentiellement comme comme un artisan. Pionnier d’une technique mélangeant animation et prise de vues réelles, il a offert de très beaux courts métrages au septième art. Dans les années 1980, il imagina son seul long métrage, une fable fantastique dans laquelle les acteurs jouent dans de gigantesques décors dessinés : Taxandria.

Taxandria : un rêve qui souffrit de son succès

« Raoul Servais a imaginé une partie de Taxandria en regardant un des mes dessins qui était affiché chez lui, et sous lequel il dormait. », explique François Schuiten. « Lorsque le projet a pris de l’ampleur, et qu’on lui a conseillé mon nom pour réaliser le dessin des décors dans lequel devait évoluer les personnages, il n’a pas du tout fait le rapprochement, avant de tomber sur le même tram 81 qu’on voit dans mes albums, et dont il avait cette reproduction chez lui. C’est ainsi que ces trams ont pris place dans l’univers de Taxandria. »

Schuiten & Peeters exorcisent le mythe de <i>Taxandria</i>
Détails et perspectives se modifient, pour présenter une autre histoire, mais où les éléments fondateurs sont toujours présents.

Inspiré entre autres par les peintres surréalistes belges Delvaux et Magritte, ainsi que par sa ville natale d’Ostende, Raoul Servais avait imaginé une ville presque abandonnée, qui tentait de survivre après un cataclysme provoqué par l’abus de confiance des politiques et des scientifiques, et où n’avait plus de sens : plus de passé, pas de futur, que le présent, dans lequel se débat un jeune garçon chauve, Aimé.

Le projet emballe rapidement : la fable est belle, les métaphores hardies et les innovations techniques enthousiasmantes, grâce à un procédé que le cinéaste a inventé : la servaisgraphie. Mais à force de faire vouloir en faire le film de la décennie, les financements tardent à arriver et... le numérique rattrape l’artisanat ! Les concessions à la production se multiplient et l’on arrive, pour des raisons financières, à un film qui se doit d’être "grand public". Au terme de cette aventure usante, plus personne ne porte réellement le projet à bout de bras et le résultat (enfin) projeté en 1994 est bien en-deçà des espérances : lisse, formaté, et surtout débarrassé de ses thématiques les plus osées et les plus intéressantes.

« Alors que j’avais aussi participé à une des réécritures du scénario, mais sans vraiment parvenir à aller jusqu’au bout de l’aventure », explique Benoît Peeters, « nous avions déjà le projet de sortir un livre qui reprenne une bonne partie des dessins de François Schuiten non-utilisés pour évoquer les parties que la mouture finale avait laissé de côté. »

Un duo d’auteurs, complices ; des histoires, des valeurs ...

C’est donc ce premier livre sorti chez Arboris en 1992, dans un format oblong, présentant des dessins très bruts, exempt de bulles, avec des récitatifs. Le récit est plus sobre et évoque la balade d’Aimé, seul enfant au sein de la ville dévastée, qui comprend au fur et à mesure l’histoire tragique de Taxandria, emportée par une dictature rempante et des scientifiques peu regardants. Cette mouture reprend bien des concepts abandonnés du récit originel : critique de la société judéo-chrétienne, omniprésence du sentiment de culpabilité, figure de l’enfant salvateur, etc.

Bien que publié, ce récit ne quitte pas l’imaginaire des deux auteurs, qui envisagent même de réaliser un nouveau film avant même que la mouture finale du premier ne soit présentée au public.

François Schuiten explique : « Nous avions fait des repérages pour le tourner nous-mêmes à l’île d’Ouessant. Benoît, un grand voyageur qui a toujours une valise prête, voulait même nous entraîner à de la mer d’Aral accompagné de Pierre Drouot qui en avait fait un article pour Libération, mais une épidémie sévissant sur place les a rebutés. L’idée était pourtant excellente car elle mettait en perspective cette dictature qui avait mis à mal tout un écosystème, avec Taxandria où le monde scientifique avait provoqué une apocalypse, poussé par la folie politique. »

Le lien avec la mer d’Aral est flagrant.

Un second livre, plus proche de l’univers de Servais et des Cités Obscures

Quand on comprend la passion des deux auteurs pour ce récit qui ne connut jamais le destin espéré et le message qu’il aurait du porter, on comprend mieux leur besoin de le retravailler pour en livrer une version aboutie. « On a mis beaucoup de temps pour réattaquer ce récit, car il nous a fallu faire le deuil du film. », explique Benoît Peeters, « Dans la première version, nous voulions coller au film qui devait sortir, alors qu’ici, on s’en détache volontairement, avec une naïveté assumée, par des éléments plus caricaturaux. La première version contenait beaucoup d’ellipses et suggérait les idées plutôt qu’elle les présentait. Nous avons voulu accentuer tout cela, en présentant un récit plus fluide qui accentue et montre ce que le premier projet laissait deulement deviner, quitte à ajouter des péripéties qui n’étaient pas du tout dans le récit d’origine mais qui permettent de tirer un vrai parti de l’imaginaire de Servais. »

Raoul Servais reste au cœur des propos des deux hommes. Ils l’évoquent même, tel un poète, sur qui le temps n’a pas de prise lorsqu’il raconte ces souvenirs tout en se trompant de guerre ou dans ses rencontres qui semblent irréelles. Ce n’est pas la premier qu’il appraît dans l’œuvre des auteurs des Cités Obscures lui ont d’ailleurs taillé un costume sur mesure dans leur précédent album, la Théorie du grain de sable, il apparaît comme un personnage qui ne vieillit pas, témoin de son éternel présent, soulignant le charme discret et particulier qui émane de ce cinéaste inclassable.

Réalisée il y a 20 ans, cette carte coupée en deux semble présenter Marinum près d’Ostende.

Le thème du temps qui s’arrête est un des éléments primordiaux de Taxandria, et donc de ce nouveau projet : Souvenirs de l’éternel présent. Cette fable revêt mille costumes, apparaît au lecteur à la fois saisissable et fuyante. On y lit la critique des sociétés fermées et repliées, une allégorie d’un enfant malade du cancer dans l’espoir d’une rémission ou celui d’un enfant désincarné entre deux parents qui l’ignorent et qui ne lui apportent plus aucune réponse. Ces différentes lectures illustrent la richesse d’un conte à la fois sensible et engagé.

« Dans cette nouvelle mouture, explique encore François Schuiten, le temps arrêté est comme une étrange maladie et nous avons voulu renforcer cette sensation lorsqu’Aimé semble revivre : il ressent à nouveau le froid, le chaud, la vie et se remet alors en communication avec le monde. Cela nous semblait plus fort, plus puissant. Mais nous voulions aussi reprendre les visions fortes de Raoul Servais qui furent mises de côté pour le film : le rapport au monde catholique, aux confessionnaux, la délation, la dimension judéo-chrétienne écrasante symbolisée par les couteaux suspendus au plafond. Ce sont des éléments déjà présents dans la première mouture, mais que nous avons mieux développés grâce aux dessins bien plus nombreux cette fois, aux dialogues maintenant présentes dans les cases, au jeu des perspectives que nous avons améliorées pour mieux entrer dans le récit. Cela nous a demandé beaucoup de travail, mais le résultat s’en ressent. »

Culpabilité, confessionnal, arbitraire : des sujets retirés du film

Les fans absolus des Cités obscures pourraient trouver étrange cette association entre l’univers de Taxandria et les autres cités qui forment cet univers si particulier. Benoît Peeters explique ce rapprochement de ces deux mondes-frères : « Nous avons retenu de Raoul Servais le côté appuyé de la fable et les liens avec le surréalisme. Avec les Cités Obscures, nous restons plus aux lisières du réel, alors qu’ici, c’est un monde plus décalé. Mais il en fait tout de même partie, tout d’abord parce qu’il était déjà décrit dans le Guide des Cités, puis parce que cette réflexion sur le film nous a porté pendant des années dans la construction des autres récits. Les liens naturels y sont très nombreux. Quand nous avons réalisé la Tour, certains lecteurs en ont rejeté l’appartenance aux Cités obscures car il évoquait Jules Verne et les années 1900. Pourtant, par la suite, ces mêmes personnes ont intégré cet album, pour stigmatiser d’autres éléments de réalité, comme le Centre Pompidou dans L’étrange Cas du docteur Abraham, mais le monde des Cités est en continuel devenir et il ne faut pas chercher à nous limiter, nous enfermer entre la période 1900 et l’art déco au risque de nous stériliser. »

Le sac de lettres : un détail qui se savoure lors du récit-spectacle.

« Comme nous l’avions fait à plusieurs reprises pour d’autres Cités obscures continue-t-il, nous allons présenter les Souvenirs de l’éternel présent sous la forme d’un spectacle dans lequel la musique jouera un rôle plus important que précédemment. On projettera toute les images, sans les textes, et nous racontons à deux voix ce récit, jamais vraiment pareil, accompagné par Bruno Letort qui jouera de divers instruments. On va bien entendu plus loin dans plusieurs aspects. Mais, grâce à la musique, nous parvenons à transporter réellement le lecteur dans l’image, au sein même de l’histoire. Cela créée un sentiment très différent pour le public. De plus, comme nous raconterons tels des narrateurs extérieurs, nous pouvons donner beaucoup plus d’informations que le discours d’Aimé dans le livre, comme les biscuits en lettres et en chiffres qui doivent nourrir Aimé, et qu’on voit à peine dans le livre. Nous le produirons à Paris, au Festival du Livre de Pau et à Angoulême. On attend les invitations et un cadre qui s’y prête et nous continuerons tant que nous pourrons le faire évoluer. Quand la magie cessera d’opérer, nous nous reporterons vers d’autres récits. »

La révision des Cités Obscures se finalise… avec un inédit !

D’un autre côté, la refonte des autres livres des Cités obscures se prolonge avec la sortie de l’intégrale de la Théorie du grain de sable et de l’Archiviste, deux récits auxquels les auteurs n’ont pratiquement pas touché. Mais si la nouvelle version de La Fièvre d’Urbicande, ne possède pas d’éléments complémentaires dans l’histoire, les auteurs l’ont étoffé progressivement en rajoutant au cours des éditions des informations intéressantes dans l’annexe suivant le récit. Dans ce cas-ci, ils lui ont encore ajouté trois pages d’épilogue et des extraits du fameux Mystère d’Urbicande, un petit livre tiré à 1900 exemplaire, soi-disant annoté par Robick lui-même.

François Schuiten explique le besoin de faire parfois ainsi renaître leurs personnages : « Les séries plus communes possèdent des personnages récurrents auxquels lecteurs et auteurs s’attachent. Mais excepté quelques rares personnages qui refont quelques passages, ce n’est pas du tout le cas dans les Cités obscures. Cet abandon d’univers que nous avons construits est parfois violent, souvent au moment où nous commençons à percevoir mieux les personnages et les sentiments qu’ils ressentent. Or, il faut convenir que la bande dessinée n’est globalement pas construite comme cela. Comme nous n’arrivons pas toujours à quitter complètement nos héros, nous profitons alors des rééditions, ici afin de standardiser le format de la série, pour effectuer quelques ajouts. Il y a donc des récits où l’on estime que l’on ne doit rien toucher, comme pour la Tour. Mais pour d’autres, nous allons plus loin dans la réflexion, le repentir. En effet, dans certains de nos albums, il y a des éléments qui me posent problème. J’y repense souvent, cela me mine, et je ne pourrais accepter que Casterman réédite l’album sans pouvoir apporter les modifications qui s’imposent. Parfois, il n’y a rien à faire, on rajoute quelques petits éléments qui ne modifient pas le récit, comme pour la Fièvre d’Urbicande, mais il arrive que l’on modifie en profondeur l’histoire, comme pour l’Ombre d’un homme, par exemple. »

Le prochain album finalisant cette réfection sera la Route d’Armilia, complété par Mary la penchée,Les Chevaux de Lune et Le petit Roi. Cet album, qui terminera globalement la refonte des Cités obscures, sortira en 2010, et se nommera La route d’Armélia et autres légendes du Monde obscur. Pour la première fois, un de ces albums revus sera doté d’une nouvelle couverture, la précédente ne plaisant plus du tout à François Schuiten. Mary la penchée et Les Chevaux de Lune sont deux récits qui sont parus dans un format oblong, avec une présentation de livre jeunesse. Le second est d’ailleurs un conte que Schuiten avait réalisé pour sa fille. Ces deux récits seront remis en page pour correspondre au format standard. Vient alors se greffer un récit complètement inédit …
« Après le succès du mariage de Grace Kelly avec le prince Rainier, les conseillers du palais belge avaient trouvé la bonne idée de proposer un mariage aussi glamour au Roi Baudouin. Si plusieurs actrices furent pressenties, dont Eva Marie Saint qui avait joué dans la Mort aux trousses, cette idée fut oubliée, mais nous nous en sommes très partiellement inspirés de cette anecdote pour Le petit Roi, qu’on pourrait qualifier de "Vie secrète du jeune Roi Baudoin" », explique Benoît Peeters. « Nous avons aussi puisé dans un conte plus méconnu d’Andersen », prolonge son compère : « ‘La princesse au petit pois’ ! Le petit Roi est un projet que nous avions réalisé pour un dessin animé qui n’a jamais vu le jour. Nous avons donc tout repris et retravaillé pour l’insérer dans cet ensemble de récits plus enfantins, qui sont plus des contes illustrés que des bandes dessinées à proprement parler. ».

Avec le rythme soutenu des nouvelles productions et des récits revisités ou augmentés, le monde des Cités obscures s’est passablement étoffé ces dernières années. Souvenirs de l’éternel présent sera d’ailleurs une de ses contributions les plus marquantes par sa singularité, son cheminement, et les visions métaphoriques qui s’en dégagent. Un récit à accueillir simplement, sans vouloir obligatoirement lui imposer sa place dans les Cités obscures, afin qu’il puisse s’y glisser de lui-même. Pour le futur, en attendant que Benoît Peeters termine la biographie du philosophe Jacques Derrida, François Schuiten va sans doute entreprendre seul un nouveau projet, mais cela est encore une autre histoire.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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2 Messages :
  • Schuiten & Peeters exorcisent le mythe de Taxandria
    1er novembre 2009 20:13, par Didier

    Bonjour,
    Ce n’est pas mentionné dans l’article mais Schuiten et Peeters, en collaboration avec le musicien Bruno Letort, vont également venir présenter Souvenirs de l’éternel présent sous la forme d’un conte mis en musique à Valence (26) le vendredi 13 novembre.
    Je n’ai pas encore eu l’occasion de les voir dans ce spectacle mais je garde un excellent souvenir d’une de leurs animations lors de la sortie de l’ombre d’un homme.
    Plus d’informations :
    http://www.bm-valence.fr/opacwebaloes/rencontres_bd.pdf
    merci de diffuser l’info, pour ceux qui ne pourront voir cela à Angoulême ou Paris
    Ce conte visuel et musical a lieu dans le cadre des rencontres de la BD et ils seront également présents pour un débat et des dédicaces.

    Répondre à ce message

    • Répondu le 4 novembre 2009 à  17:58 :

      Je dirais même plus : Schuiten & Peeters sont les invités des Premières Rencontres de la Bande Dessinée à l’écrit à l’écran organisées conjointement par Bourg-lès-Valence, Valence et Portes-lès-Valence du 13 octobre au 28 novembre !

      Répondre à ce message

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