Abaddon - par Koren Shadmi - Ici même

Notons d’abord qu’Abaddon dispose d’une superbe couverture, dans les mêmes tons de vert utilisés pour le récit, dans lequel s’ajoutent des tonalités de rouge qui siéent fort bien à l’ambiance oppressante dégagée par Koren Shadmi. Une telle association entre couleurs chaude et froide renforce l’aspect irréel des situations présentées. L’épigraphe de l’ouvrage, issue de l’Apocalypse, donne le ton : «  à leur tête, comme roi, elles ont l’ange de l’Abîme ; il s’appelle en hébreu : « Abaddon » ». S’enchaînent en effet des faits plus invraisemblables les uns que les autres, à partir d’une situation assez banale : Ter est en quête d’une chambre à louer. Il se rend dans l’appartement occupé par quatre colocataires : Nor, rêveur, sculpteur, et amoureux de Shel, profondément cruelle à son égard, dépressive et amoureuse de Bet, sorte de bimbo que convoite Vic, une brute épaisse, qui adore le lait. À peine arrivé, Ter voit Vic tuer avec plaisir le chaton de la colocation. Furieuse, Shel tente de le tuer, mais Ter manque de recevoir un coup de couteau. Consterné par l’ambiance, Ter décide partir... mais n’y parvient pas : la porte d’entrée, dépourvue de serrure, ne s’ouvre pas, et les fenêtres sont murées. Le voici prisonnier d’un endroit où personne ne semble s’alarmer de l’incongruité de la situation : les autres colocataires semblent résignés à vivre dans un appartement dont on ne sort pas, et ne cherchent pas à le fuir. Pourtant, un voisin, Bern, passe régulièrement, mais on ne prête jamais attention à la manière dont il repart. Par ailleurs, l’ancien colocataire, Tal, s’est envolé du jour au lendemain sans laisser de traces : il doit donc exister un moyen de quitter ce lieu... Mais lequel ? Il part dès lors en quête d’une issue qui se refuse à lui.

Koren Shadmi, jeune auteur israëlien, nous emmène dans un monde qui rappelle les situations oppressantes de huis-clos chez Sartre ou du Locataire chimérique de Roland Topor, selon Bérangère Orieux. La même lumière froide est constamment allumée, les colocataires sont autant de personnalités excentriques et inquiétantes, et le temps semble ne plus exister : personne ne sait d’où il vient, comme si tous étaient frappés d’amnésie, ni où il va, comme si aucune autre perspective de ce quotidien lugubre et confiné n’était envisageable. Les seules références au passé de Ter sont de vagues souvenirs de guerre évoqués par flash-back. Mais aucune certitude ne se dégage, hormis le nom de l’appartement, qui apparaît partout : Abaddon. Tous ces personnages sont-ils seulement vivants ?

L’auteur parvient merveilleusement à faire ressentir l’oppressante impression d’enfermement que vit son personnage principal. De nombreuses pistes de sorties sont envisagées ou suggérées, sans que l’on ne sache si elles sont pertinentes. Cette incertitude nous entraîne tantôt vers l’appréhension, tantôt vers une forme de sérénité quant à l’issue de ces événements labyrinthiques et de cette ambiance kafkaïenne, toujours fragilisés par les improbables réactions des colocataires. Cette alternance provoque un attrait irrésistible pour parvenir au dénouement final... qui marque en l’occurrence le début d’une autre aventure tout aussi prenante. Le tome 2 paraîtra en octobre.

L’auteur dispose d’un site web : http://korenshadmi.com/