Quand je feuillète un album de Chris Ware, je pense immanquablement à Yves Chaland. Rien à voir me diront certains. Pas si sûr. Le Français, décédé en 1990, avait comme Ware une vénération pour les signes du passé, que ce soient les typographies dessinées à la main ou coulées au plomb, les publicités désuètes et débiles des journaux populaires ou les vieux classiques de la bande dessinée. Leurs formes les fascinent. Ces signes-là, ils les détournent pour leur donner un contenu différent, politique, oui : politique, dans le sens de subversif. Une dérision déjà opérée avant eux par le Harvey Kurtzman de Mad Magazine. Chaland et Ware donnent une pertinence, un second degré à des formes, des objets, des mises en page qui n’avaient jusque là aucune volonté d’y prétendre, un langage dévoyé, comme disait Barthes, dont la portée est ici essentiellement métaphorique.
Je vois encore Chaland manipuler d’antiques catalogues Manufrance [1] ou encore des numéros élimés du Patriote illustré vantant les mérites de produits coloniaux et illustrant les riches heures de la monarchie belge, avec la gourmandise d’un esthète. Je retrouve cette lecture goulue chez Ware. Ils ont en commun aussi la même maniaquerie de la chose imprimée. L’éditeur Jean-Pierre Dionnet s’en souvient encore qui a dû refaire une partie du tirage de tête de Bob Fish parce que l’auteur refusait de cautionner une fabrication défectueuse. On retrouve chez Chaland comme chez Ware, cette même jouissance référentielle, à ce détail près : Les révérences de l’auteur de Jimmy Corrigan sont essentiellement américaines.
Mais la comparaison s’arrête là. Ware va beaucoup plus loin que Chaland dans l’expérimentation. Il y a chez Ware une radicalité artistique là où Chaland prétend au populaire. Chris Ware compare son travail au poème en prose et évoque souvent l’art baroque. Poésie, maniérisme… Tout est dit. Rien à voir avec une bande dessinée qui s’encanaille, souvent pour le ravissement du lecteur (mais il s’agit là d’un autre type de lecteur), dans le récit d’aventure. « J’use de la typographie, dit Ware, pour maîtriser la façon dont je « dessine », afin de rester à distance du récit, de la même façon que nous analysons et conceptualisons le monde qui nous entoure. Je suis arrivé à cette méthode de travail en étudiant et en regardant les artistes que j’admirais et à qui je dois d’être arrivé aussi près que possible à ce que je crois être « l’essence » de la bande dessinée, qui est fondamentalement une manière étrange de lire une image, et pas seulement de la regarder. » [2].
Nous sommes donc chez Ware dans le domaine de l’expérience visuelle, l’une des plus brillantes et des plus enthousiasmantes de la production contemporaine. Saluons au passage le titanesque travail des éditions Delcourt dans l’adaptation française de ce bijou éditorial, qui est une sorte de Finnegans Wake [3] de la bande dessinée.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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[1] Une entreprise de Saint-Étienne, aujourd’hui disparue, et qui vendait n’importe quel objet manufacturé : brouette, fusil de chasse, vélo, matériel de pêche, moulin à café, machine à coudre… par correspondance dans le monde entier.
[2] On Cartooning, interview de Rebecca Bengal pour P.O.V..
[3] "Finnegans Wake" est un roman de James Joyce tellement référentiel et si difficile d’accès qu’il a mis quarante ans à être traduit en français. Heureusement, pour Ware, cela a été plus rapide.
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