Découverts en 1999 lors de l’élaboration du projet Comix 2000, Joe Dog, Conrad Botes et Lorcan White, trois auteurs majeurs de Bitterkomix ont mis près de dix ans avant de voir leur travail publié en français dans cette anthologie.
En 2007, le livre Scrublands de Joe Daly , auteur récurrent dans Bitterkomix, était paru en éclaireur de ce grand chantier qu’a été l’élaboration de ce recueil. Car, au-delà du travail de traduction, L’Association a créé un livre qui n’existait pas sous cette forme en version originale afrikaans. Tant l’organisation du livre, que son appareil critique et historique sont complètement inédits. Il faut dire que le ton sulfureux de certains membres de ce collectif de bande dessinée d’avant-garde nécessitait une contextualisation précise.
Retour de boomerang inattendu d’une génération (celle de Métal Hurlant principalement) que l’on pensait ne pas avoir laissé de progéniture, les auteurs de Bitterkomix développent depuis une quinzaine d’années une bande dessinée radicale et contestatrice. D’un point de vue graphique, le trait oscille. Penchant tantôt vers le classicisme franco-belge (Tintin au Congo et son cortège de stéréotypes racistes étant une des cibles préférées de Joe Dog), tantôt vers l’esthétique underground (apparenté à des auteurs comme Crumb, Matt Konture ou Max Anderson).
Au-delà des expérimentations graphiques, Bitterkomix est avant tout un groupe d’auteurs éminemment politiques. Le contexte de création de ces pages est éclairant. Initiée en 1992, la revue coïncide avec la mise en application de la fin du régime d’Apartheid en Afrique du Sud. Bouleversement total dans l’organisation du pays, ce glissement politique ne s’est pas fait sans heurts, et l’écho artistique qu’en donnent les auteurs de Bitterkomix n’en est que plus fort.
Les chevilles ouvrières de cette génération sont Joe Dog et Conrad Botes (également connu sous le nom de Konradski). Dans les pages de leur revue, on a pu retrouver au fil des dernières années, les signatures d’auteurs comme Joe Daly (édité aujourd’hui par Fantagraphics, la référence américaine en terme de graphic novel), Karlien de Villiers (à qui l’on doit le très beau Ma Mère était une très belle femme aux éditions Ca et Là), ou Lorcan White, le frère de Joe Dog.
Amères et provocatrices, les bandes de Bitterkomix traitent de la paranoïa de l’homme afrikaner et blanc. En hésitant jamais à plonger le scalpel dans les plaies encore ouvertes, le livre a provoqué des réactions très contrastées lors de sa présentation (et de l’exposition qui l’accompagnait) au dernier festival d’Angoulême. La présence de séquences pornographiques dans certains récits n’y étant clairement pas étrangère.
Fenêtre ouverte sur un courant de bande dessinée complètement méconnu il y a encore quelques mois, cette anthologie grinçante est un véritable choc.
Bitterkomix apparaît comme un livre majeur que les lecteurs aventureux ne doivent en aucun cas négliger : il raconte avec force un pays en proie au doute, rongé par de vieux réflexes ségrégationnistes. Trop radicale pour espérer connaître un succès comme celui de Persépolis naguère, cette anthologie n’a, cependant, pas grand chose à envier aux livres de Marjane Satrapi d’un point de vue politique. Récemment, on a constaté le glissement de ces auteurs de bande dessinée controversés vers le statut d’artistes reconnus exposant dans les galeries. Est-ce là le début de la fin pour le mouvement Bitterkomix dans le domaine de la bande dessinée ?
(par Morgan Di Salvia)
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