Une fois n’est pas coutume : nous avons quelquefois la dent dure avec des universitaires qui s’aventurent hors de leur champ de compétence pour aligner des banalités sur la bande dessinée et qui, le plus souvent, perpétuent les mépris et les clichés qui l’ont longtemps accompagnée. Nous sommes tout aussi réfractaires aux théoriciens de la bande dessinée qui s’arrogent de leur expertise pour réclamer pathétiquement pour la bande dessinée une légitimité qu’elle détient en réalité de fait depuis plusieurs décennies, même jusqu’à devenir de nos jours l’un des secteurs du livre les plus dynamiques et parmi les domaines d’étude les plus documentés de l’histoire culturelle.
Une fois n’est pas coutume : nous avons adoré l’ouvrage de Jean Rime, « Bédédicaces – Tout un art au seuil du neuvième art » de Jean Rime (Editions Montsalens). Nous avons pourtant là un universitaire bon teint : chercheur en littératures aux universités de Fribourg et de Montpellier ; ses travaux portent sur la culture médiatique aux XIXe et XXe siècle. Facteur aggravant : il a publié ouvrage et articles sur Hergé et Tintin, cette tarte à la crème de la recherche universitaire. C’est dire l’ampleur de nos préventions.
Une fois n’est pas coutume : nous avons affaire ici à un auteur et un éditeur, permettez-nous l’expression, « couillus ». Franchement, la dédicace, quel sujet ? C’est un livre condamné à être vendu à trois exemplaires par an ! Méprisée par les « vrais » collectionneurs (entendez par là, d’albums et de planches originales), la dédicace fait partie de ces productions de seconde zone, déconsidérées parce que « vulgaires ».
Certains auteurs en sont arrivés à détester ce rituel qui leur est souvent imposé par leurs éditeurs et pour lequel, contrairement à ce qui se pratique aux USA, ils ne sont pas payés. Ils sont d’autant plus irrités que de, plus en plus, elle fait l’objet d’un fructueux trafic sur les sites de vente en ligne (Catawiki, Ebay…) dont elles constituent une part conséquente du marché, et certaines d’entre leurs dessins va même jusqu’à atteindre des sommes surprenantes dans les ventes publiques.
Un champ de recherche inexploré
En mathématique comme en topographie, la notion des limites et des frontières est toujours fructueuse. C’est précisément le statut « bâtard » de la dédicace qui rend cette étude passionnante. Populaire, moteur des festivals, la dédicace est à la fois l’œuvre d’un artiste, son émanation et une production périphérique, accessoire ; elle a, comme le dit très bien Jean Rime, « l’aura de l’unique » et en même temps le côté dévalorisant de la reproduction (les auteurs exécutant souvent le même dessin) voire de la commande, « entre mémoire d’une rencontre et vénalité de l’échange marchand… »
Un instant magique
Tous les collectionneurs cependant savent combien -et ce livre le fait bien transparaître- l’acte de la dédicace a quelque chose d’initiatique. C’est pour l’artiste une façon de « donner de la joie », ce qui est pour Borges la définition de l’art. Pour le récipiendaire, c’est marquer d’une pierre blanche un instant précieux : la rencontre avec l’artiste dont il découvre parfois le travail, peut-être l’amorce d’un amour inconditionnel. Il y a de la dédicace dans le selfie, tout autant détesté de certains auteurs. De cette « sociologie », on apprend beaucoup sur l’époque.
Pour le collectionneur qui acquiert une dédicace qui ne lui était pas dédiée, il y a les retrouvailles avec la production magique et spontanée du dessin, un plaisir suranné d’un instant nimbé de mystères : qui l’a reçue ?, dans quelles circonstances ?... L’une des parties les plus intéressantes du livre vient précisément de ces explications détaillées pour des dédicaces qui datent d’un temps où les festivals n’existaient pas : envois de Töpffer, planche signée Winsor McCay, dessins dédiés aux lecteurs par Christophe et Pinchon, de nombreuses dédicaces d’Hergé… Il émane d’elles une joie simple et sympathique, bien plus revigorante que les aigreurs blasées d’un Trondheim qui, pages 270 et 271, tourne le collectionneur de dédicaces en ridicule [1] . Autres temps, autres mœurs.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Bédédicaces, tout un art au seuil du neuvième art, par Jean Rime, Éditions Montsalvens, 33 € - ISBN 978-2970116127
9782970116127
[1] Un desssin paru dans L’Éprouvette, 2006.
Participez à la discussion