Évidemment que même en s’y mettant à deux, Juan Diaz Canales et Rubèn Pellejero ne peuvent prétendre à « faire du Pratt ». Mais ils peuvent y tendre. Évidemment que l’on peut toujours critiquer la « déperdition de talent » qui consiste pour des auteurs talentueux à perpétuer un personnage et un univers qu’ils n’ont pas créé pour alimenter les caisses de leur éditeur et s’assurer au passage un peu moins de précarité. D’autant que l’édition européenne s’attache de plus en plus à créer des « marques propriétaires » qui appartiendraient, comme sur le modèle américain, à des « companies » pour qui l’Intuitu Personnae des auteurs est juste une source d’emmerdements. Mais comme le disait André Gide, « l’art naît de contraintes, vit de luttes et meurt de liberté ». Et c’est particulièrement visible ici quoique nos deux auteurs n’aient rien à prouver…
Depuis ses débuts dans la revue catalane Cimoc à l’aube des années 1980, Pellejero cultive un dessin élégant et racé. Hier, à l’Instituto Cervantès de Paris, on lui demandait quelles étaient ses références graphiques. Il n’en revendiquait aucune en particulier tant la liste était longue, commune à Hugo Pratt : il a regardé Alex Raymond, Frank Robbins, Milton Caniff, Alberto Breccia, Alex Toth et une longue lignée d’orfèvres du noir et blanc dont Pratt, Dieter Comès ou encore José Muňoz font partie bien évidemment.
Du côté de Canales, on n’en est pas moins éclectique : Robert-Louis Stevenson, Jack London, Joseph Conrad, mais aussi le très classique Pedro Calderón de la Barca dont il emprunte non seulement le personnage le plus marquant de La Vie est un songe : Sigismond devenu ici le Mélanésien Hauki, et le motif de la réflexion sur l’illusion et la réalité qui puise ses sources dans l’allégorie de la caverne de Platon.
Ne croyez pas qu’il faille potasser ses classiques pour accéder à ce nouvel opus : on y retrouve tout ce qui fait le charme des Corto Maltese originels : un rythme proprement littéraire, un trait tout en taches, et une caractérisation des personnages qui creuse encore davantage leur personnalité tout en y laissant des zones d’ombre. Car c’est bien là le secret de l’univers prattien : tout y est allusion, ce qui laisse à l’intrigue le temps de vagabonder, de s’appesantir sur un paysage, un échange de regards, un nouveau personnage ou un dialogue percutant…
Ce préquel de La Ballade sur la Mer salée est donc une des bonnes surprises de la rentrée car il recèle quelques belles perspectives d’aventure, sur la mer mais aussi dans ces îles polynésiennes du début du XXe siècle au large de la Tasmanie où les colonisateurs, quelquefois des aventuriers frappadingues comme le naturopathe August Engelhardt, forts de leurs fusils et des rivalités entre les peuplades autochtones, arrivent s’imposer en monarques sur des confettis perdus dans l’immensité du Pacifique.
Avec cette troisième collaboration, Canales et Pellejero ont fait retrouver au personnage d’Hugo Pratt le chemin de la belle aventure.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Corto Maltese T. 16 : Le Jour de Tarowean - Par Juan Diaz Canales et Rubèn Pellejero d’après Hugo Pratt - Ed. Casterman. Traduction de l’espagnol : Anne-Marie Ruiz. 80 pages - 16€. En librairie le 6 novembre 2019.
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