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Corto Maltese : la divine surprise de la rentrée 2019

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 7 novembre 2019                      Lien  
« Le Jour de Tarowean » est le titre du dernier et quinzième tome de Corto Maltese, le troisième assuré par Juan Diaz Canales et Rubén Pellejero. C’est aussi, littéralement, « le jour des surprises », ce jour du 1er novembre où Corto Maltese, tel un Christ crucifié, est apparu sur la Mer salée attaché à un radeau, prélude à la saga mythique d’Hugo Pratt. À l’initiative de Pellejero, les auteurs se sont mis à creuser l’« avant » de cette scène initiale. Et c’est une heureuse surprise.

Évidemment que même en s’y mettant à deux, Juan Diaz Canales et Rubèn Pellejero ne peuvent prétendre à « faire du Pratt ». Mais ils peuvent y tendre. Évidemment que l’on peut toujours critiquer la « déperdition de talent » qui consiste pour des auteurs talentueux à perpétuer un personnage et un univers qu’ils n’ont pas créé pour alimenter les caisses de leur éditeur et s’assurer au passage un peu moins de précarité. D’autant que l’édition européenne s’attache de plus en plus à créer des « marques propriétaires » qui appartiendraient, comme sur le modèle américain, à des « companies » pour qui l’Intuitu Personnae des auteurs est juste une source d’emmerdements. Mais comme le disait André Gide, « l’art naît de contraintes, vit de luttes et meurt de liberté ». Et c’est particulièrement visible ici quoique nos deux auteurs n’aient rien à prouver…

Corto Maltese : la divine surprise de la rentrée 2019
A l’Insituto Cervantès de Paris, hier soir. De g. à dr. le dessinateur Rubèn Pellejero, l’animateur-interprète Miceal Beausang-O’Griafa et le scénariste Juan Diaz Canales.
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

Depuis ses débuts dans la revue catalane Cimoc à l’aube des années 1980, Pellejero cultive un dessin élégant et racé. Hier, à l’Instituto Cervantès de Paris, on lui demandait quelles étaient ses références graphiques. Il n’en revendiquait aucune en particulier tant la liste était longue, commune à Hugo Pratt : il a regardé Alex Raymond, Frank Robbins, Milton Caniff, Alberto Breccia, Alex Toth et une longue lignée d’orfèvres du noir et blanc dont Pratt, Dieter Comès ou encore José Muňoz font partie bien évidemment.

© Casterman / Cong SA

Du côté de Canales, on n’en est pas moins éclectique : Robert-Louis Stevenson, Jack London, Joseph Conrad, mais aussi le très classique Pedro Calderón de la Barca dont il emprunte non seulement le personnage le plus marquant de La Vie est un songe : Sigismond devenu ici le Mélanésien Hauki, et le motif de la réflexion sur l’illusion et la réalité qui puise ses sources dans l’allégorie de la caverne de Platon.

Ne croyez pas qu’il faille potasser ses classiques pour accéder à ce nouvel opus : on y retrouve tout ce qui fait le charme des Corto Maltese originels : un rythme proprement littéraire, un trait tout en taches, et une caractérisation des personnages qui creuse encore davantage leur personnalité tout en y laissant des zones d’ombre. Car c’est bien là le secret de l’univers prattien : tout y est allusion, ce qui laisse à l’intrigue le temps de vagabonder, de s’appesantir sur un paysage, un échange de regards, un nouveau personnage ou un dialogue percutant…

© Casterman / Cong SA
© Casterman / Cong SA

Ce préquel de La Ballade sur la Mer salée est donc une des bonnes surprises de la rentrée car il recèle quelques belles perspectives d’aventure, sur la mer mais aussi dans ces îles polynésiennes du début du XXe siècle au large de la Tasmanie où les colonisateurs, quelquefois des aventuriers frappadingues comme le naturopathe August Engelhardt, forts de leurs fusils et des rivalités entre les peuplades autochtones, arrivent s’imposer en monarques sur des confettis perdus dans l’immensité du Pacifique.

Avec cette troisième collaboration, Canales et Pellejero ont fait retrouver au personnage d’Hugo Pratt le chemin de la belle aventure.

Rubèn Pellejero et Juan Diaz Canales hier soir.
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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Code EAN : 9782203185883

Corto Maltese T. 16 : Le Jour de Tarowean - Par Juan Diaz Canales et Rubèn Pellejero d’après Hugo Pratt - Ed. Casterman. Traduction de l’espagnol : Anne-Marie Ruiz. 80 pages - 16€. En librairie le 6 novembre 2019.

 
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19 Messages :
  • Quel talent cet Hugo Pratt !

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    • Répondu par Philippe Wurm le 7 novembre 2019 à  20:58 :

      Et ce Pellejero !
      Découvert, pour la bande dessinée francophone, par les frères Pasamonik dès le milieu des années 80 ! Trrrrès bien vu !

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      • Répondu le 8 novembre 2019 à  08:36 :

        Quel dommage pour lui de devoir faire du Hugo Pratt !
        Je comprends qu’économiquement ce soit rentable mais cette pratique du repreneur-de-série-connu-mais-auteur-quand-même que les éditeurs généralisent avec les personnages de leurs catalogues devenus des marques, me désole.

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        • Répondu par kyle william le 8 novembre 2019 à  10:32 :

          Il reprend Corto Maltese mais il ne fait pas du Hugo Pratt.

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          • Répondu le 8 novembre 2019 à  15:44 :

            La belle rhétorique ! Corto est Pellejero-Canalès et Madame Bovary n’est pas Flaubert. Soyez pas de mauvaise foi !
            Il fait eet font du Pratt parce que Corto, c’est l’empreinte de Pratt. Ce qui émane de lui et qui fait qu’un auteur est indissociable de son œuvre. Le droit moral découle de cette évidence. Franchement, si vous pensez à Corto, vous pensez à Pratt, pas à Pellejero-Canalès !
            Faut arrêter de se forcer à croire que l’imitation est originelle ! La raison de tout ça, c’est qu’il est plus facile de se faire du fric avec une marque connue que d’en créer une nouvelle.

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            • Répondu par kyle william le 8 novembre 2019 à  17:08 :

              Je ne suis pas plus de mauvaise foi que vous. Il est bien entendu qu’il est plus facile pour les éditeurs de faire se poursuivre d’anciennes franchises que de créer de nouveaux personnages à succès. Nous sommes d’accord sur ce point. Mais Pellejero a une longue carrière derrière lui et même s’il a adopté une écriture spontanée sur cette série, il n’imite pas Pratt.

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              • Répondu le 8 novembre 2019 à  17:36 :

                Bien sûr qu’il fait du Pratt ! Il ne fond dans le moule. Casterman ne lui demande pas de faire "Corto vu par…". Le graphisme de Pellejero est naturellement plus proche de la Ligne Claire, une ligne épaisse qui fait penser parfois à du bois gravé. La ligne de Pratt est plus lâchée, plus proche du croquis de styliste de mode.

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                • Répondu par kyle william le 8 novembre 2019 à  21:19 :

                  Vous ne connaissez peut-être pas toute la carrière et les influences de Pellejero. Vous n’évoquez que sa période récente. Relisez Dieter Lumpen très bien réédité par Mosquito.

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                  • Répondu le 9 novembre 2019 à  10:07 :

                    Je connais cet album. Ce n’est ni du Pratt ni du Caniff mais du Pellejero. Quand Pellejero doit faire du Corto, Casteman attend de lui du Pratt parce que le consommateur attend du Pratt.

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                    • Répondu par kyle william le 9 novembre 2019 à  11:36 :

                      Nous sommes d’accord alors. Pellejero fait du Pellejero et appartient à la même famille graphique que Pratt, Toth, Cannif, Sickles, Breccia, Munoz et quelques autres. La ligne sombre en quelque sorte. Au passage, Casterman n’exige rien des auteurs qui ont repris Corto, il est seulement leur éditeur francophone.

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                      • Répondu le 10 novembre 2019 à  20:01 :

                        Et sur l’album est clairement écrit "d’après Hugo Pratt". C’est à la manière de Pratt et pas des auteurs qui font ce qu’ils veulent. Il n’y a qu’un auteur de Corto Maltese et c’es tHugo Pratt. Le dessinateur qui a une parenté graphique ou que sais-je, c’est un alibi. Pratt est mort et son Corto avec lui. Ce qui nous reste, ce sont SES Corto, les suites sont d’habiles entreprises de faussaires pour faire tourner la machine à cash. En achetant ça, les lecteurs fans donc aveugles font le jeu d’éditeurs cyniques et d’artistes corrompus. C’es tout !

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                        • Répondu par kyle william le 10 novembre 2019 à  22:03 :

                          C’est le principe même des reprises de personnages célèbres que vous condamnez avec emphase. Difficile de vous donner complètement tort. D’un autre côté, les héros de littérature populaire ne peuvent pas mourir. Pas plus Corto Maltese que Sherlock Holmes, Tarzan ou Zorro. Il y a toujours eu des reprises, plus ou moins heureuses.

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  • Corto Maltese : la divine surprise de la rentrée 2019
    8 novembre 2019 20:49, par Riton les gamelles

    « une longue lignée d’orfèvres du noir et blanc »
    Et pof ! C’est imprimé en couleurs... C’est bien dommage.

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    • Répondu par kyle william le 8 novembre 2019 à  21:20 :

      Non. C’est sorti en noir et blanc aussi.

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  • Cet album, de ce que je crois comprendre, participe à une tendance lourde de la culture populaire actuelle, celle de remplir les interstices laissés par les grandes oeuvres, une sorte de volonté totalisante de supprimer le hors-champ. Un des exemples les plus fameux est bien évidemment la saga Star Wars. J’ai beaucoup rêvé, quand j’étais adolescent, à ce que la première trilogie, celle de 77-83, ne montrait pas : ces temps anciens dont nous parlait Obi-Wan, ces différentes instances politiques tout juste évoquées par Vador (le hors-champ temporel et géographique). Et puis voilà que tout ce hors-champ, on nous le montre à grands coups de millions de dollars. Vous voulez voir comment Vador est devenu méchant ? Ah, et Han Solo jeune, vous voulez savoir à quoi il ressemble ? Et vous voulez voir comment les Rebels ont volé les plans de l’étoile ? Quelqu’un aujourd’hui nous impose ses propres images sur ce hors-champ qui nous avait fait rêver, fantasmer, et pour ma part ces images sont la plupart du temps décevantes par rapport à mes propres images mentales. On voit bien qu’en bande dessinée, c’est pareil, et on pourrait évidemment multiplier les exemples. J’en citerai un. J’ai beau trouvé réussie la suite des Passagers du vent de Bourgeon, je continue de penser que la fin du Bois d’ébène, avec Isa seule qui s’avance nue dans la mer (on apprend qu’elle a dix-huit ans, et qu’elle a la vie devant elle), est une des fins les plus puissantes, les plus déchirantes de la bande dessinée du XXe siècle, parce qu’elle est incroyablement ouverte, et que la suite racontée trente ans plus tard enlève un peu de sa force.

    Pour en revenir à Corto, le coup de force de Pratt est de faire "naitre" Corto à la bande dessinée en le mettant d’emblée en scène abandonné en pleine la mer (Pratt ne savait pas encore qu’il deviendrait son personnage fétiche). Quelle audace ! Quand La balade de la mer salée commence, le récit a déjà commencé, en fait, on est déjà après quelque chose mais ce quelque chose on ne nous le montre pas, c’est à nous de l’imaginer. Et voilà que deux auteurs (talentueux, sans doute, mais là n’est pas la question) veulent atténuer ce coup de force en nous disant, ah mais en fait La ballade de la mer salée, désormais, ce n’est plus "que" la suite de ce que nous allons vous raconter nous et tout ce que vous avez pu imaginer jusqu’à présent eh bien c’est de la crotte, nous on va vous dire la vérité. Alors voilà, ça sera sans moi. Je préfère continuer de rêver.

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    • Répondu par Youplaboum le 12 novembre 2019 à  22:02 :

      Je vous rejoins dans cette belle analyse : le dieu Commerce nous spolie cette part d’incertitude et de rêverie qui font le charme du récit et de personnages cultes. Qu’il nous laisse le hors-champs !
      Je suis "Hors-champs" !

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  • Corto Maltese : la divine surprise de la rentrée 2019
    21 août 2020 14:02, par MarineM15

    Bonjour,
    Merci pour ce super article à propos de ce personnage mythique de notre culture populaire
    pour les fans de Corto Maltese et de BD en général, je vous propose tout un tas d’objets dérivés à son effigie via le lien ci dessous
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    Bonne journée

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