Dans notre entretien, Frédéric Fourreau créateur des éditions Patayo n’en fait pas mystère : pour la fondation de son jeune catalogue, il s’est inspiré d’un type de livres peu fréquent en Occident, le Lianhuanhua, littéralement « images enchaînées ».
Un nom difficile à prononcer pour ces livres qui logent dans la paume d’une main, mais capital dans l’histoire de la bande dessinée mondiale. Leur principe narratif d’une image par page est vieux comme la gravure chinoise, ce qui nous ramène un bon millénaire avant Töpffer et The Yellow Kid... Cependan,t le Lianhuanhua apparaît à la fin des années 1920, à Shanghai. Dans cette ville au croisement des cultures, ces fascicules sont produits à la pelle pour un public populaire qui, faute de les acheter, les lit à même le trottoir contre une modique location, 80 ans avant Netflix et Iznéo. Ce commerce est florissant.
« Dans les années 1930, plus de 300 maisons d’éditions de Shanghai produisaient du lianhuanhua » confie Kenny Kang. Kenny Kang fait partie de ces collectionneurs passionnés du domaine. Avec les Éditions des beaux-arts de Shanghai, il est enfin parvenu à publier un volume par Sheng Henian, considéré comme un maître de la peinture traditionnelle chinoise et décédé en 2010. Ce livre résume la saga littéraire des Trois royaumes en 63 pages couleurs accompagnées de textes en chinois et en anglais. Un volume soigné pour les amateurs, à l’opposé des productions d’avant-guerre qui constituaient les premiers livres accessibles aux masses populaires généralement illettrées.
Les intellectuels de l’époque tel Lu Xun -l’équivalent chinois d’un Victor Hugo- voient en ces petites BD un moyen de cultiver et d’éclairer ce peuple de 500 millions d’âmes. Mais aux récits d’aventures historiques qui constituent la majorité des lianhuanhua, ceux-ci veulent ouvrir le genre à des œuvres à caractère plus social comme les récits en images de Frans Masereel que ce même Lu Xun a fait publier en Chine.
Ces intellectuels sont exaucés avec la prise du pouvoir par les communistes en 1949. Dans chaque grande ville du pays, des maisons d’éditions spécialisées dans le lianhuanhua sont créées. Les petits volumes ont désormais pour rôle de diffuser le meilleur des arts, des lettres et de la pensée.
Le texte jusqu’alors présent en phylactères mêlés au dessin est évacué sur le côté ou en pied de l’image. Le style graphique retourne à la fois aux sources de la peinture traditionnelle chinoise tout en empruntant à l’imagerie prolétarienne du régime soviétique stalinien. À travers des récits souvent encadrés par la propagande, des artistes talentueux développent des trésors de finesse et de composition pour offrir un vertige en petit format à leur lecteur, voire représenter une séquence d’actions en une seule image. Ces artistes comme He Youzhi, Gu Binxi, Huan Sachuan ou Wang Shuhui, sont aujourd’hui entrés au panthéon de l’art chinois.
Jusqu’à la fin des années 1980, le lianhuanhua est la première forme de divertissement de plus d’un milliard de personnes. Dans l’histoire de l’humanité aucune autre forme de BD n’a probablement eu un lectorat aussi massif. L’impact est encore visible sur les Chinois de plus de 40 ans qui, au contact d’un de ces petits livres, sont saisis d’une émotion comparable à la madeleine de Proust en murmurant « Xiaorenshu ! » comme on appelait aussi les lianhuanhua, littéralement « petits hommes » en référence aux lecteurs souvent jeunes et au format du livre.
Si les lecteurs francophones veulent se faire une idée de cette autre bande dessinée, les quatre coffrets publiés par les Éditions Fei restent des valeurs sûres. Chacun contient une adaptation des quatre grands romans chinois, Au Bord de l’eau, le Rêve dans le Pavillon rouge, le Voyage à l’Ouest et les Trois Royaumes développée sur une trentaine de volumes. Un solide cadeau de Noël, mais aussi une belle approche de la culture et de l’art pictural de l’Empire du milieu.
Après la mort de Mao Zedong en 1976, un vent de liberté souffle. Le lianhuanhua connait sa dernière décennie de prédominance. Le domaine s’ouvre aux œuvres étrangères notamment aux adaptations de classiques littéraires occidentaux, ou aux reproductions non autorisées des Tintin ou autres AstroBoy. Les expérimentations graphiques foisonnent, du photogramme de films, à la peinture à l’huile,… un véritable âge d’or.
Le genre s’essouffle d’abord en 1985 lorsque les artistes peuvent avoir accès au marché de l’art où le niveau de revenus est sans comparaison avec celui de l’édition. Ensuite, le resserrement idéologique qui suit la répression du mouvement de Tian’anmen en 1989 incite encore plus les auteurs à trouver d’autres terrains d’expression. Et enfin, les jeunes lecteurs cèdent aux charmes des productions japonaises.
On peut citer parmi ces virtuoses ayant déserté le lianhuanhua dès les années 1980, le Shanghaien Dai Dunbang, dont le très beau recueil Quand mon âme vagabonde a été récemment publié en français aux Éditions de la Cerise par l’entremise de notre correspondant à Shanghai, Yohan Radomski.
Il n’empêche qu’une tradition aussi puissante ne disparaît jamais complètement. Le magazine Lianhuanhua Bao, des Éditions des beaux-arts du peuple de Pékin, référence du domaine après soixante ans d’existence est toujours diffusé dans les kiosques pékinois même si son tirage a probablement été divisé par cent depuis les années 1980.
En septembre dernier, la revue a eu la tristesse d’annoncer la disparition de Jiang Weipu à 94 ans. Cet éditeur et scénariste était un acteur de la Maison depuis les années 1950, payant son engagement artistique de plusieurs années d’emprisonnement pendant la Révolution culturelle. On lui doit entre-autres la plupart des textes du coffret Au Bord de l’Eau des éditions Fei. C’est aussi JIang Weipu qui en 2001 a donné carte blanche au dessinateur Li Zhiwu pour adapter le roman Au Pays du cerf blanc par Chen Zhongshi. Cette œuvre a aussi été adaptée en français aux Éditions de la Cerise. Avec son évocation des bouleversements dans la Chine rurale lors de l’avènement de la première république de Chine et son traitement graphique singulier, la Plaine du cerf Blanc a tout naturellement effectué la jonction entre lianhuanhua et roman graphique.
Que reste-t-il de ces xiaorenshu, dans une Chine sous l’emprise du Président Xi Jiping ? À l’image de Kenny Kang à Shanghai ou Zhao Gang à Pékin, spécialisé dans les ouvrages à base de photogrammes, une poignée d’irréductibles éditeurs entretiennent la flamme en produisant des volumes destinés à un public spécialisé qui autorise des tirages de 3000 exemplaires par volume. Les importants éditeurs d’états maintiennent l’édition des classiques du 20e siècle, mais pour combien de temps encore ? Les grandes librairies officielles établies sur plusieurs étages comme celle de la rue Fuzhou à Shanghai ou Wangfujing à Pékin se modernisent en ouvrant leurs rayons aux Starbucks Café mais elles ne diffusent plus ces productions d’un autre âge. Seules les librairies spécialisées en Beaux-arts s’en chargent…
Enfin, une autre pratique du lianhuanhua est de retour : les copies illégales. Difficile de sonder l’ampleur du phénomène. Depuis quelques années, comme à la belle époque des années 1980 où Hergé, Disney et Tezuka étaient reproduits sans vergogne, de curieuses adaptations de BD européennes circulent sous le manteau à Shanghai.
Responsables des droits, s’il vous plait restez coi !, car ces œuvres n’ont que le canal clandestin pour se diffuser dans un pays où l’érotisme ne passe pas la pudibonde censure. Ainsi, les albums de Manara, publiés en demi-planche de 15x10 cm ont été les premiers à toucher les lecteurs de ce côté de la grande muraille. D’autres ont suivi, nous nous sommes vus proposer sur le même principe, les Druuna de Serpieri, les blagues coquines des Éditions P&T, dont celles de Dany. Certains recueils proposent à la fois les planches muettes de Thomas Ott entrecoupées d’illustrations en noir et blanc de Caza ! Nous ne sommes sans doute pas au bout de nos surprises dans ce rayon, à moins que censeurs ou ayants droits ne sifflent la fin de cette récré, ce que nous ne souhaitons nullement.
Et si le lianhuanhua subit parfois des influences extérieures à la Chine, le contraire arrive également. Patayo n’est pas le premier éditeur occidental séduit par ces petits livres. Le cas le plus détonnant est même corsé. En effet dès les années 1970, Jack Chick, un dessinateur évangéliste américain -décédé en 2016- choisit la compacité du format pour prêcher sa bonne parole en cases et en bulles.
Appelées « Chick tracts », ces publications vendues par colportage ont probablement elles aussi touché des millions de personnes, en véhiculant une idéologie toute aussi douteuse, le but de ces petits livres étant de convaincre le lecteur des bienfaits du baptême chrétien contre toute autre foi « déviante ». Islamophobes, anti-catholiques, créationnistes, homophobes, certains Chick tracts ont été interdits au Canada tandis que des diffuseurs néo-zélandais ont connu cette année des déboires en justice !
Et donc, en cette fin 2019, ainsi que nous l’évoquions, les éditions Patayo, se lancent dans le grand bain de la BD avec le même petit format. Point de propagande ou de prosélytisme pour ces quatre premiers livres : Frédéric Fourreau, fondateur de la maison confie en interview à Actuabd avoir choisi le lianhuanhua pour « offrir une nouvelle liberté aux auteurs que ce soit pour la création narrative et graphique ».
À la lecture de ces œuvres soignées sous jaquette dépliable, il semble effectivement que les quatre premiers auteurs de la collection ont abordé leur première bande dessinée en reprenant le 9e art à zéro. Ainsi avec Dégonflé, CouKa remonte la mécanique de la parodie et du vaudeville. Rémy Pennarun revisite avec l’Égaré les grands domaines de l’aventure en 92 pages chrono. Il offre au passage des vignettes qui rappellent les artistes chinois pour la composition et japonais pour le trait. Louise Laborie dans sans Nuage conjugue auto et science-fiction en s’appuyant sur un graphisme tout personnel et prometteur. Enfin Rudy Lespinet et sa « Marche des géants », s’empare de l’Heroïc Fantasy pour livrer une fable écologiste aux accents miyazakiens.
Petit par leur taille, mais pas par leur esprit, ces premières productions Patayo, nous incitent à comparer les courants culturels de notre planète aux bambous d’un jardin : que l’on coupe les tiges n’empêche pas les rhizomes de croître en souterrain et de réémerger à l’endroit et à la saison où on ne les attend pas...
(par Laurent Melikian)
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