Le modèle économique de la bande dessinée francophone est en train de vivre une épreuve unique en son genre. Comme le rappelait en mai dernier Vincent Montagne, Président du Syndicat National de l’Édition (SNE) et président de Média-Participations, premier producteur de BD en Europe [1] sur les ondes de France Inter [2] : « On est dans une économie du succès. Un livre, c’est un prototype, on espère qu’il marche et ce sont les ventes marginales qui vont faire la rentabilité et la rémunération des auteurs. On ne sait pas encore l’impact réel que [cette crise] va donner en fin d’année. Ce qui est très important, c’est que le gouvernement comprenne que dans cette chaîne du livre, il faut d’abord soutenir les libraires qui n’auraient pas la force de redémarrer suffisamment pour assumer un programme et avoir des ventes. À défaut, il ne paiera pas les éditeurs qui ne pourront pas payer les auteurs… Tout cela est très complexe et cette fragilité, il faut la prendre en compte parce que ce n’est pas une année blanche, c’est une année qui va redémarrer avec une fréquentation moindre mais avec des salariés et des charges à payer. Toute cette économie, elle est fragilisée, sur une chaîne qui a déjà une faible rentabilité. »
Une filière fragilisée
Alors que France Créative, l’association qui regroupe la plupart des acteurs de l’industrie culturelle (Édition, cinéma, théâtre, jeu vidéo…) réclamait 8 à 10 milliards d’euros pour préserver l’industrie culturelle française, en priorité pour le spectacle, le gouvernement n’avait débloqué en mai dernier que 22 millions d’euros dont 5 seulement pour le seul secteur du livre.
Dans la même émission, Vincent Montagne rappelait qu’en France, la culture représentait un Chiffre d’Affaire de 90 milliards €, soit 2,3% du PIB, et une valeur ajoutée de 47 milliards. Il estime que les pertes pour la filière du livre seront de l’ordre de 10 mds € en raison de la crise sanitaire.
Or, alors que Bruno Lemaire annonçait, le 30 juillet dernier, un plan d’aide de 100 milliards € débloqué par le gouvernement pour soutenir l’économie, mais dans lequel seulement 800 millions à un milliard reviendraient à la culture, cette annonce ayant été faite au titre du ministère de l’économie en l’absence de concertation avec le ministère de la culture, Roselyne Bachelot, qui réclamait quelques jours plus tôt un milliard d’euros rien que pour les intermittents du spectacle, en tomba de sa chaise : « Puisqu’on me le propose, je prends ce milliard, a-t-elle rétorqué, mais avec son sens bien connu de la formule, elle ajouta, selon Le Canard enchaîné : « Quand j’écoute ce qui a été dit, j’ai l’impression, dans cette fonction, d’être cocue et de payer la chambre... » Ambiance…
Quel impact ?
Il est clair que dans cette crise, il y a des gagnants et des perdants, et que les gagnants sont sans doute ceux de l’industrie numérique comme le confirmait dans nos pages Luc Bourcier, le patron d’Izneo, lors du confinement.
Amazon comme FNAC.com ont le sourire. Vincent montagne confirme, parlant de l’activité de Média-Participations : « Dans cette période de confinement, les jeux vidéo et l’audiovisuel ont plutôt bien marché. Mais en même temps, les 2/3 de notre activité, c’est le livre et donc nous subissons nous aussi des baisses de 20 à 25% et donc un effritement de notre rentabilité qui va être assez dramatique. »
Mais il reste, certes modérément, optimiste : « En bande dessinée, nous avons la chance de nous inscrire dans des séries. Dès lors, quand nous sortons un nouveau Blake et Mortimer ou un nouveau Lucky Luke, nous pensons qu’il retrouvera un niveau de vente relativement équivalent au précédent. Les lecteurs reviendront en librairie pour les best-sellers, c’est à dire des auteurs très connus. » Ce n’est pas le cas pour les éditeurs de romans graphiques, apanage des maisons d’édition indépendante…
Cette situation entraînera-t-elle une réduction des nouveautés ? Sans doute. L’édition française compte 45 000 nouveautés chaque année, dont 5000 environ pour les bandes dessinées. Pour soulager la trésorerie des libraires, les éditeurs devront être vigilants et ne placer que les livres « utiles » au chiffre d’affaires, d’où le pronostic de Vincent Montagne qui suppose que les best-sellers seront les premiers à tirer leur épingle du jeu.
À l’international aussi…
Pour les ventes à l’export, là encore les perspectives ne sont pas bonnes : on le sait, la plupart des salons ont été jusqu’ici annulés, Romics à Rome ou Erlangen en Allemagne en juin, le Comic Con de San Diego aux USA en juillet, et pour ceux qui s’annoncent, comme la Foire du Livre de Francfort, on est dans l’incertain, les Anglo-saxons, mais aussi les Canadiens invités d’honneur, ayant annoncé qu’ils ne viendraient pas…
Cela inquiète Vincent Montagne, président du SNE : « 13 000 titres sont traduits du français vers l’étranger chaque année, soit un quart de notre production éditoriale et la première langue de traduction, c’était la Chine. Qu’est-ce qui va se passer ? Je pense honnêtement que les conséquences, nous allons les voir dans le premier trimestre 2021. »
En attendant, on fait quoi ? C’est ce que racontera la suite de notre enquête.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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[1] Qui contrôle notamment Dargaud, Dupuis, Le Lombard, Kana ou Urban Comics...
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