En 1899, Sigmund Freud publiait son ouvrage-clé « Die Traumdeutung » (L’Interprétation des rêves) qui ouvre l’ère d’une exploration systématique de l’inconscient, immédiatement saisi par les artistes, en particulier par le mouvement surréaliste.
Quelques temps plus tard, en septembre 1904, Winsor McCay (Ca 1866-1934) publiait Dream of the Rarebit Fiend (Cauchemars de l’amateur de fondue au chester), une bande dessinée signée Silas, qui fonctionnait sur le principe d’un gag en une planche énonçant à chaque fois un cauchemar sans que pour autant le réveil en fin de page ne soit systématique.
Ce qui frappe dans ces premiers travaux, c’est la puissance du graphisme minutieux et ample imprégné de modernité que développe Winsor McCay : la rivalité entre ce dessinateur et son collègue Richard Felton Outcault, le créateur à peine plus âgé que lui du Yellow Kid et de Buster Brown, alors en pleine gloire, doit y être pour quelque chose, d’autant que leurs éditeurs se livraient à une guerre sans merci. Cette émulation pousse Winsor McCay à multiplier les tours de force graphiques et les expérimentations narratives. Il s’agit de supplanter le concurrent, et il y arrive !
1905 : La création de Little Nemo
La bande dessinée, dans son acception moderne aux USA n’a pas dix ans et déjà elle atteint à un niveau artistique inégalé nourri autant par la formation académique picturale de ses créateurs, que par les innovations naissantes de la photographie et du cinéma (l’influence de Méliès chez McCay est patente) et de l’animation, dont Winsor McCay fut l’un des pionniers. S’ajoutent à cela les dernières performances techniques de l’impression (rappelons que le procédé de la quadrichromie n’est stabilisé que depuis une dizaine d’années) mises en valeur par le format tabloïde des publications.
L’année suivante, le dimanche 15 octobre 1905, paraît Little Nemo in Slumberland. Le petit Nemo est convoqué par le roi Morphée du pays de Slumberland, « le plus extraordinaire pays qui existe dans les cieux ». Nemo enfourche un poney et le voici, entre chameau et kangourou, à chevaucher parmi les étoiles jusqu’à ce que, chutant sur un astéroïde, il se réveille au bas de son lit. Ce schéma narratif, Winsor McCay le reproduira plus de 500 fois dans une contrainte toute oubapienne.
Il n’y a aucune limite à la fantaisie : géants et nains, monstres terrifiants ou loufoques, bestiaire domestique ou exotique, pirates et fantômes, personnages aux costumes pittoresques, tous évoluent dans des décors somptueux aux perspectives longilignes et aux vues aériennes grandioses, peuplées d’architectures art déco sublimes, magnifiées par la virtuosité des chromistes.
C’est un imaginaire coloré, jouant avec les codes de la bande dessinée, un précurseur de la munificence d’Hollywood qui défile en parade dans une espèce de spectacle de papier.
Les jeux graphiques, leur rythmique et le travail des couleurs profitent pleinement de la majesté du format tabloïde des suppléments dominicaux des quotidiens américains. Ils feront le tour du monde. Ils supplantent un cinéma encore balbutiant (le son et la couleur n’arriveront que dans les années 1930) et portent la bande dessinée sinon, pas encore, au rang des Beaux-Arts, du moins comme une expression artistique majeure de son temps.
Précurseur du surréalisme
L’intérêt pour cette exploration des rêves -et possiblement pour la psychanalyse, car l’auteur a peut-être croisé Freud ou Jung, mais sur ce point les spécialistes n’en sont qu’à des conjectures- lui est sans doute inspiré par son frère Arthur, psychologiquement instable, enfermé dans une institution psychiatrique jusqu’à sa mort en 1948 (Winsor est décédé en 1934).
Cette édition miraculeuse, c’est une fois de plus Taschen qui la fait dans une intégrale en deux volumes publiée au format 1/1 des pages originales. Il y a eu plusieurs éditions du rêveur de Winsor McCay, aucune n’est aussi soignée ni aussi complète.
Elle est publiée dans la langue originale (l’anglais américain, et franchement, il n’est pas nécessaire d’être un linguiste qualifié pour les lire) avec une introduction savante d’Alexander Braun qui aurait gagné à se perdre un peu moins dans les méandres de sa démonstration, mais en revanche truffé d’anecdotes inédites car basée sur une biographie familiale inédite.
Un must have pour tout amateur de BD, d’autant que sa nouvelle édition au format 35cm x 44cm n’est qu’à 60€ par volume.
L’hommage de Frank Pé
En 2014, les éditions Toth avaient fait une édition en deux volumes de planches de Frank Pé rendant hommage à l’œuvre de Winsor McCay. Animalier de talent, l’auteur de Broussaille et de Zoo, a repris, quelques années après Hermann, le personnage de Nemo pour lui faire revivre d’autres rêves éveillés. Les éditions Dupuis viennent de les rééditer en un volume. Ce sont évidemment les animaux qui y sont privilégiés, un peu comme si Frank Pé invitait Nemo dans son zoo. C’est élégant, plus « franco-belge », mais c’est charmant et féérique, comme si à son tour, ce « fils spirituel de Winsor McCay » (dixit François Schuiten) entrait dans la transe d’un rêve.
Voir en ligne : VOIR LE STORE DE TASCHEN
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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