« Dans nos éditions du 10 septembre, écrit Le Soir, Luc Honorez commentait la mort du cinéaste Leni Riefensthal dont les films d’une beauté formelle absolue ont véhiculé sans remords ni regrets l’idéologie nazie. Notre confrère faisait un parallèle avec Hergé qui continua pendant la guerre à parachever son Tintin dans « Le Soir » volé par les Nazis. »
Ce parallèle a fait bondir la veuve d’Hergé qui exigea aussitôt du journal un droit de réponse. Qualifiant de « malhonnêteté intellectuelle » la comparaison entre une cinéaste nazie des années 30 avec un dessinateur qui, écrit Madame Fanny Rodwell, « sous l’Occupation, publia dans un journal contrôlé par les Allemands, des bandes dessinées dont le caractère parfaitement anodin ne le fit jamais soupçonner d’intelligence avec l’ennemi », elle ajoute qu’il n’est pas vrai que ces BD étaient publiées « tout à côté d’articles odieux » (dixit Honorez), qu’il est vrai, en revanche, qu’« Hergé ne le regretta jamais officiellement » mais que, dans aucun cas, ces événements ont été directement liés avec les dépressions qui affectèrent le célèbre dessinateur dans l’après-guerre.
Un passé « qui ne passe pas »
En réponse à son « droit de réponse », Le Soir rappelle assez sèchement les faits, soulignant que « si Hergé ignorait tout de la solution finale lorsqu’il dessine sa mauvaise blague juive de « l’Etoile mystérieuse » (coupée dès la première édition de l’album en 1942), il avait connaissance comme toute la population belge des mesures antisémites promulguées à cette époque. Chaque jour, il pouvait voir que « Le Soir volé » publiait en même temps que les aventures de Tintin, des articles cautionnant ces persécutions et visant à les légitimer. »
Le quotidien qui n’a jamais accepté la collaboration d’Hergé pendant l’Occupation cite ensuite les Entretiens avec Numa Sadoul (Casterman) où Hergé se justifie maladroitement sur ses blagues juives « Mais qui aurait pu prévoir que les histoires juives, elles, allaient se terminer, de la façon que l’on sait, dans les camps de la mort de Treblinka et d’Auschwitz. » Il cite aussi un passage où Hergé, contrairement aux assertions de Fanny Rodwell, « reconnaît bel et bien sa faute » traitant d’ « erreur grossière » le fait d’avoir cru à l’Ordre nouveau. Le Soir ajoute que si Hergé n’a jamais été condamné pour faits de collaboration , il figure néanmoins dans la « Galerie des traîtres » publié par le journal L’insoumis, un organe de la Résistance.
Un débat qui ne tient pas compte des nouvelles recherches
Si le lecteur peut admettre que Luc Honorez a fait une sorte de grand écart en comparant la cinéaste nazie avec le collaborateur Hergé, on est frappé que le débat, des deux côtés, ne tienne pas compte des travaux récents des historiens sur la question. Le dernier ouvrage de Benoît Peeters, en particulier, Hergé, Fils de Tintin (Flammarion) mentionne clairement l’environnement qui est celui d’Hergé dès avant-guerre, notamment cet extrait du Petit Vingtième du 5 avril 1934 qui se félicite des mesures prises par les Nazis contre les Juifs et qui s’empresse d’ajouter : « Espérons qu’il rappellera en Allemagne les nombreux Juifs exilés chez nous et que nous entendrons parler autre chose que le yiddish dans notre bonne ville de Bruxelles ».
Il apporte surtout une intéressante pièce au dossier : le témoignage du réalisateur du seul documentaire sur Tintin réalisé avec Hergé, Moi Tintin, Henri Roanne-Rosenblatt, un témoin qui ne peut être complaisant puisqu’il est lui-même juif. En 1974, Roanne avait fait une série d’interviews préparatoires restées jusqu’aujourd’hui inédites. Hergé s’y souvient que « …l’abbé Wallez essayait de me prouver par A plus B que la presse, l’industrie et la finance étaient entièrement aux mains des Juifs. »(P. 107) Plus loin, on y trouve cet aveu définitif : « Pour ce qui est des camps d’extermination, c’est en 1945 que Pierre Ugeux [Le propriétaire du Vingtième siècle] m’en a parlé. Il avait fait partie des troupes qui avaient découvert certains de ces camps. Lui-même m’a assuré qu’il n’était pas au courant auparavant. Il est évident que si l’on avait su que ces horreurs-là existaient réellement, il n’aurait pas été possible de l’accepter, même de façon indirecte, en continuant à travailler pour des journaux contrôlés par les Allemands. »(P.197).
Notre photo : Fanny Rodwell © D.P.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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