Gus fait partie de ces enfants. La tête ornée de bois, il vit au fin fond d’une forêt, avec son père, un illuminé lui ayant avant tout appris à se tenir loin du tumulte d’un monde en ruines. Mais à la mort du père il faut bien au jeune Gus quitter le foyer. Ignorant tout de ce qui l’attend, de l’état même de la planète, n’ayant jamais rencontré qui que ce soit, il court rapidement de désillusion en désillusion. C’est que sa nature suscite bien des convoitises.
Son voyage s’effectue en compagnie d’une figure paternelle de substitution, un brin âgée, Jepperd, gros bras qui a fait de la survie sa spécialité. Ensemble, ils sillonnent les routes en direction de la "réserve", un refuge légendaire dans lequel les enfants hybrides seraient protégés. Mais la réalité qui s’impose en lieu et place du mythe se révèle bien peu reluisante et Gus découvre sur le chemin à peu près toutes les formes d’exploitation auxquelles l’homme peut se livrer.
Sensible et intelligente, cette fable saisit le lecteur par le questionnement qu’elle propose sur l’humanité. L’innocence et la naïveté du héros, typique du genre, permettent de poser un regard neuf sur nos travers, nos lâchetés, tous ces petits penchants qui, cumulés, peuvent conduire à la monstruosité, tant individuelle que collective.
Au-delà de l’intrigue qui se précise au fil des chapitres, concernant l’origine de la pandémie et le rôle de Gus dans tout cette histoire, les itinéraires tracés, celui de Gus au présent et celui de Jepperd au passé, témoignent de la recherche constante d’une justesse dans l’émotion de la part de Jeff Lemire.
On retrouve également le goût de l’auteur pour les scènes hallucinatoires, son héros cauchemardant régulièrement. La figure d’un Bambi de fiction, double rêvé de Gus, fait ainsi plusieurs fois irruption, livrant leçons, conseils et mises en garde. Tour à tour drôles et inquiétants, ces passages nourrissent la veine initiatique du récit et appellent ce passage de l’enfance et du merveilleux à l’âge adulte et à la sordide réalité qui l’accompagne.
Côté dessin, on retrouve le trait de Jeff Lemire, qui n’est pas le plus élégant et fin qui soit, notamment dans les scènes d’action, un peu statiques et comme rugueuses (voir quelques planches dans le portfolio de cette chronique). Mais cadrage et mise en page apparaissent toujours soigneusement pesés. Ceux qui ont lu Trillium reconnaîtront le style, en moins abouti cependant, Sweet Tooth étant une œuvre antérieure.
Malgré cela, la série, prévue en trois gros volumes chez nous, emporte l’adhésion par son contenu à la croisée du merveilleux et du post-apocalyptique, par ses personnages, fouillés et convaincants, et par ses développements subtils et touchants.
(par Aurélien Pigeat)
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Sweet Tooth T1. Par Jeff Lemire (scénario et dessin) et José Villarrubia (couleur). Traduction Benjamin Rivière. Urban Comics, collection Vertigo Essentiels. Sortie le 05 décembre 2015. 296 pages. 22,50 euros.
De Jeff Lemire, lire les chroniques de :
Trillium
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