Habituellement, une seule exposition est accordée au "président" du Festival d’Angoulême : une exposition rétrospective façon pierre tombale, du genre qui vous inscrit dans l’éternité. Certains présidents antérieurs, comme Trondheim, avaient peur de la mort et essayèrent d’éviter cet enterrement de première classe. Art Spiegelman n’a pas été tenté par cette vanité, ou plus exactement, il la prend comme telle, tant son œuvre, dès ses début, est marquée par la mort, par le Dibbouk de la Shoah.
Dans le parcours ingrat du Bâtiment Castro, route de Bordeaux, Spiegelman ne se fiche pas du monde. Tout est là : de ses premiers balbutiements dans l’underground, où l’on trouve exposées des pièces rarissimes, des comics tirés à quelques centaines d’exemplaires, de même que ses principaux travaux de l’époque, parfois signés sous pseudonyme. On y découvre un expérimentateur modeste, déjà torturé qui, a contrario de ses confrères à la sexualité débridée (Crumb, Justin Green,...) ne s’employait pas tellement à "mettre un X dans le Comics". C’est que Thanatos, déjà, précédait l’Eros...
On croise les dessins que Spiegelman, pour des raisons purement alimentaires, avait conçus pour Les Crados, ces vignettes publiées par Panini, qui lui valut la réprobation publique du Commandant Cousteau lui-même.
Puis vient Maus, œuvre centrale et fondatrice. Toutes les pages sont là, dans une grande salle. Au-dessus et en dessous de chacune, des rhizomes de croquis, les précédents versions... Chaque case est une leçon de dessin dont on mesure la permanence : rien n’y a vieilli, tout reste pertinent, intelligent, interpelant, novateur... Le moment le plus émouvant est cette vitrine basse où l’on découvre la photo originale de Richieu le frère aîné de Art Spiegelman mort avant la naissance de l’auteur, le passeport polonais d’Anja (la mère suicidée de l’artiste), l’acte d’arrestation de Vladek et Anja par les nazis, enfin le document d’immigration de la famille Spiegelman aux États-Unis, où est mentionné le jeune Arthur né à Stockholm en 1948.
Enfin arrive Raw, la revue-laboratoire que Spiegelman créa avec son épouse Françoise Mouly dans les années 1980. Là aussi, pertinence, intelligence..., ses couvertures pour le New Yorker, ses livres pour enfants que d’aucuns qui accusent Spiegelman d’être l’homme d’un seul livre, préfèrent ignorer en dépit de leur époustouflante beauté, les rares pages de The Shadow of No Tower, ce cardboard régressif post-septembre 2001.
Scénographie simple, maline et savante de Rina Mattotti et Jean-Marie Derscheid, parfois déficiente dans la pose des éclairages et des cartels.
Meta-Spiegelman
On traverse ensuite la passerelle -souvent glissante, au propre comme au figuré- de la Charente. Dans le Musée Internationale de la bande dessinée, la collection permanente a été customisée par le dessinateur américain. Le directeur de la Cité, Gilles Ciment, a fait appel à un expert, Thierry Groensteen, pour aider Spiegelman à travailler cette dimension mémorielle essentielle à son travail, à sa survie personnelle même. Le Musée privé joue le même rôle que Meta Maus par rapport à Maus, ou le Talmud par rapport à la Thorah : celui d’un commentaire explicatif des raisons et des influences de son processus créatif, à la fois dans sa construction émotionnelle et dans l’élaboration de son identité artistique.
Le parcours est d’autant plus passionnant qu’y sont exposées, littéralement, des "Pieces of Art" (Spiegelman pour le coup), des pages originales d’une rareté inouïe que Groensteen est allé chercher dans des collections particulières américaines et dans le très riche patrimoine du musée d’Angoulême.
Toute l’histoire de la bande dessinée occidentale est là, et les plus belles pièces : Töpffer, Cham, Caran d’Ache, Benjamin Rabier, Winsor McCay, Lyonel Feininger, Wilhelm Busch, Saint-Ogan et Hergé, Carl Barks, Will Eisner et Harvey Kurtzman, une salle consacrée aux dessinateurs publiés par Raw (Tardi, Munoz, Ben Katchor...) et une autre, toute particulière, à cette figure centrale de l’Underground qu’est Justin Green, elle défile avec, en contrepoint, des vidéos réalisées par Jacques Samson où Spiegelman commente chacun de ces grands maîtres.
Bref, Angoulême 2012 restera à jamais inoubliable grâce à ces deux expositions. Merci, Monsieur Spiegelman.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Le Musée Privé de Spiegelman au Musée d"Angoulême, jusqu’au 6 mai 2012.
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