"Fin août, j’avais fait le chiffre d’affaires de l’année dernière, nous dit Catherine Loiselet, la responsable de droits des éditions Bamboo. La crise n’a pas progressé par rapport à l’année dernière, et nous consolidons nos positions." Sisters, Studio danse sont les séries qui ont la cote : "Les séries de fille continuent à s’installer et fonctionnent de mieux en mieux. Il y avait un manque que l’on a comblé." À côté de cela, la nouvelle série, Les Fondus du vin, surfe sur la "Marque France" chère au ministre du Redressement Productif, Arnaud Montebourg. L’opportunisme a encore de beaux jours... Est-ce que pour autant, l’humour cher au catalogue Bamboo, passe les frontières ? "C’est un marché facile mais fastidieux, nous dit Catherine Loiselet, car nous cherchons avant tout des prépublications dans des magazines, et trouver un magazine qui va bien dans un marché qui va bien, ce n’est pas évident" analyse-t-elle.
Le tour du monde des marchés porteurs
En Allemagne, marché mature par excellence pour la BD franco-belge, où prolifère, nous l’avons vu, le roman graphique, ce sont les intégrales des classiques qui sont perçues comme une bonne nouvelle : "Nous sommes ravis que des grandes maisons comme Media-Participations fassent beaucoup d’efforts pour proposer des intégrales de leurs séries classiques, nous dit Eckart Schott de Salleck Publications, parce que c’est un bon moyen d’avoir sur le marché allemand de grandes unités de lecture avec des bonus. Les éditions Egmont-Ehapa, Carlsen, Splitter, Kult ou Comicplus + continuent à publier de nombreuses séries classiques franco-belges, comme Bruno Brazil ou Michel Vaillant, que l’on peut coproduire en continuation de tirage de l’édition française. Je suis content que le catalogue francophone soit si fort sur le marché allemand. Splitter a fait beaucoup pour cela. Salleck aussi, bien sûr, et c’est dû à ma passion pour cette bande dessinée que je lisais dans mon enfance et dans mon adolescence. Nous continuons à publier Yakari ou Buck Danny dont les premiers titres cumulent les 10000 exemplaires vendus, mais aussi Charly de Magda et Lapière, une série que j’affectionne depuis 20 ans. Mais ce sont de rares exceptions : nos ventes moyennes sont plutôt de l’ordre de 1 500 à 2000 exemplaires."
En Hollande, les éditeurs se multiplient sur un tout petit marché. Mais, nous dit Alexis Dragonetti, le patron de Balloen, qui représente principalement Média-Participations : "Dupuis, Dargaud, Le Lombard, et Standaard Uitgeverij, l’éditeur de Bob & Bobette, occupent 80% du marché à eux seuls. Les autres se partagent des miettes."
En Europe du sud, l’Italie a retrouvé le sourire : "Ils cherchent des titres à mettre en kiosque", indique dit Edmond Lee des Humanoïdes Associés. Un vecteur de diffusion qui favorise les grands tirages.
En Espagne, même si le pays se relève de la crise économique, la bande dessinée franco-belge va bien. Paradoxalement, grâce à une surproduction qui offre un grand choix aux éditeurs locaux : "Le public espagnol a toujours été fan de la bande dessinée francophone, explique Rafael Martinez, le patron des éditions Norma. Dans les romans graphiques, il y a de très bons auteurs : Manu Larcenet, la plupart des titres publiés par Futuropolis... L’évolution des auteurs français est comparable à celle des auteurs américains : On est passé d’un système de séries, avec des héros, aux Graphic Novels. Nous faisons plus de livres, nous ne dépendons pas des séries. Mais, naturellement, il y a encore des séries qui marchent comme, pour nous, Blueberry, Blake & Mortimer, Thorgal... Mais dans un marché qui favorise la nouveauté, les cycles doivent être les plus courts possible, comme Le Magasin Général chez Casterman. Il est périlleux de se lancer dans une série dont on ne sait pas dans combien de tomes elle se terminera. Ce que fait Aire Libre chez Dupuis est très bien : deux ou trois tomes, et si ça marche, on continue."
"Rafa" constate lui aussi une "surproduction" dans son pays : "Il y a beaucoup de "freaks" qui veulent devenir éditeurs et autant d’éditeurs français ou américains pour leur vendre. Ils n’ont aucun avenir, ni aucune vision quant à leurs investissements. La bande dessinée n’est pas un investissement à court terme. Ils ne bâtissent pas de catalogue, ils se contentent de saisir des opportunités. C’est très mauvais pour les auteurs." Cette tendance est d’autant plus dommageable que le chiffre d’affaires du marché est stable : "Notre inquiétude, c’est l’hypothèse d’une disparition de la FNAC. Si elle venait à fermer ses portes, cela amputerait entre 20 et 25% de notre chiffre d’affaires."
Impressions au Soleil Levant
Jérôme Baron est passé de chez Dupuis, où il est resté pendant sept ans, à Casterman qui, avec l’arrivée de Benoit Mouchart, a beaucoup de nouveaux défis à relever. Il constate une fenêtre d’opportunité au Japon "pour un an ou deux" pour la BD franco-belge. Le prix Gaiman attribué aux Cités obscures de Peeters & Schuiten l’année dernière a décillé certains éditeurs japonais de littérature, ouvrant pour eux une voie différente de celle des mangas.
"Jusqu’ici, seuls Moebius et Bilal avaient un statut particulier, remarque Corinne Quentin du Bureau des Copyrights Français, mais ce prix a attiré l’attention sur la production franco-belge, comme cela arrive une fois par décennie, comme lorsque Pierre-Alain Szigeti avait sa page "Les Amis de Pierre" dans Morning dans les années 1980."
"Ce n’est pas ce qui fait le plus de chiffre d’affaire, mais c’est important en terme de visibilité et d’affect pour les auteurs, nous dit Jérôme Baron. Il y a, en plus, un très beau travail de l’éditeur partenaire", en l’occurrence ShoPro, un joint-venture entre les deux plus gros éditeurs japonais : Shueisha et Shogakukan.
Au cœur de cette réussite, il y a l’activisme des Français présents à Tokyo, agissant soit dans le cadre d’une coopération, soit habitant sur place, tout ceci grâce au relais efficace de Japonais francophiles. Un événement est moteur dans ces derniers développements, sa deuxième édition se déroule en ce moment : il s’agit du Kaigai Manga Festa qui est un peu la vitrine d’une forme d’édition nouvelle pour les éditeurs japonais. Ils y trouvent l’opportunité de publier un produit d’édition positionné sur le haut de gamme : de très beaux livres de grand format, vendus à des prix entre 25 et 45 euros, ce qui est complètement différent des segmentations habituelles du marché nippon. Une norme qui donne une chance à nos créations et nos auteurs.
Cornaquée par le Français Frédéric Toutlemonde, ancien coopérant à l’Institut Français, cette initiative est le résultat d’efforts conjoints de l’Institut Français du Japon, de l’Institut Cervantès (Espagne), de l’Ambassade de Belgique et de la délégation de l’Union Européenne au Japon. "Je pense qu’ils feront tous les comptes dans 18 à 24 mois, nous dit Jérôme Baron. Nous verrons à ce moment-là si nous avons réussi, grâce à eux, à installer de nouvelles niches pour la production franco-belge au Japon, ou si, finalement, cela ne s’avère pas rentable avec comme conséquence une fermeture des portes comme par le passé. Nous faisons tout ce qu’il faut pour leur montrer notre intérêt, notre bonne volonté."
La Chine est un autre de ces pays qui font rêver les éditeurs de BD. Les Humanoïdes Associés devraient y faire leur entrée cette année avec deux titres de Moebius. "La bonne nouvelle, c’est que leur prix public se rapproche du standard européen", nous signale Edmond Lee. Même si les tirages restent modestes, cela commence à compter.
En Indonésie, où domine l’éditeur Gramedia, Dupuis connaît un revival sur les séries humoristiques grand public qui avaient eu du succès là-bas dans les années 1970-1980. Le retour des Schtroumpfs au cinéma n’est pas étranger à ce phénomène. Là encore, Bamboo est présent : "Nous avons réussi à nous poser dans ces pays-là, nous dit Catherine Loiselet. Nous avons relancé deux grosses séries : les Sisters et les Profs dans ce pays."
En Inde, des premiers frémissements apparaissent, mais la modicité des prix (de l’ordre de 2 euros) en fait un marché peu intéressant pour le moment.
Go South, young man !
Aux USA, le marché est stable avec les partenaires habituels des éditeurs français : First Second, Fantagraphics ou NBM qui vient de publier Les Ignorants de Davodeau (Ed. Futuropolis). Humanoïds continue à publier deux nouveautés par mois, essentiellement des œuvres de Jodorowsky et Moebius.
Mais c’est plutôt dans le sud du continent que cela se passe. Au Brésil, les éditions Nemo, filiale de l’éditeur Autêntica, a un catalogue uniquement dédié à la bande dessinée, pardon, aux "romans graphiques", avec Moebius, Pratt et Bilal en figure de proue, mais pas seulement : les BD familiales comme Boule & Bill, mais aussi Les Compagnons du crépuscule de Bourgeon, Peter Pan de Loisel ou encore C’était la guerre des tranchées de Tardi sont de l’aventure. Le directeur général de l’éditeur brésilien, Arnaud Vin, un Français vivant au Brésil depuis plus de 15 ans, n’est évidemment pas étranger à cette orientation. Ce label, qui commercialise ces produits aussi bien en version papier que numérique, a déjà une trentaine de titres franco-belges au catalogue.
L’Argentine, le Mexique et même le Chili commencent à constituer des marchés intéressants.
La surprise, c’est Israël, où vient de paraître avec succès Deuxième Génération de Michel Kichka (Dargaud), mais aussi quelques titres Bamboo : "Nous avons une série publiée cette année, deux le seront l’année prochaine", nous dit-on chez l’éditeur bourguignon. Apparemment, de façon également très segmentée "filles".
La BD numérique, après avoir provoqué l’effervescence ces dernières années, est entrée dans une routine : "Ce n’est plus une menace, analyse Rafaël Martinez de Norma Editorial. On y a investi beaucoup d’argent... pour rien ! La vraie menace, ce sont les smartphones. On y passe un temps fou : Musique, photos, Facebook, Twitter... Sur une journée utile, nous passons trois à quatre heures sur cet écran. C’est notre grand ennemi : on n’a plus le temps d’aller à la librairie, ni même de lire. Peut-être se dirige-t-on vers une activité sans édition "papier"... Heureusement, je ne suis plus trop jeune, je ne connaîtrai pas cela !" conclut Martinez qui, après 40 ans dans ce métier, se montre un peu nostalgique.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Photos : D. Pasamonik (L’Agence BD)
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