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L’Illusion magnifique, Livre 1 : New York, 1938 - Par Alessandro Tota - Ed. Gallimard BD

Par Romain GARNIER le 20 janvier 2024                      Lien  
Dans l’imaginaire collectif européen, les années 1930 symbolisent la montée du fascisme et du nazisme à travers le continent. Aux États-Unis, place est faite à la Grande Dépression de Steinbeck, à la fin de la prohibition d’Al Capone et au Hollywood des Majors. On oublie parfois qu’il s’agit aussi de la structuration d’une industrie naissante : le comic book. En 1938, aux côtés de Roberta Miller et Frank Battarelli, plongez les yeux fermés dans l’univers impitoyable et bouillonnant de l’ « âge d’or » inauguré par Superman. Un album qui figure dans la sélection officielle d'Angoulême 2024.

1938. New York. Une jeune femme fuit la Grande Dépression (crise économique majeure des années 1930) et sa campagne, qu’elle perçoit sans avenir. Prise dans le maelström de la cité de la Liberté, Roberta Miller manœuvre de son mieux entre son militantisme communiste et son désir ardent d’écrire des romans policiers.

Naissance d’un medium populaire et méprisé

Le hasard des rencontres l’amène à créer des comics pour un éditeur au passé trouble et avec un dessinateur alcoolique peu scrupuleux d’origine italienne, Frank Battarelli. En créant Dogman, un super-héros de son imagination, Roberta Miller accompagne la naissance des comics et nous plonge dans un univers où les gagne-petit donnent forme à la merveilleuse illusion de la distraction populaire : le comic book.

« L’histoire de ces auteurs de BD des années 1930, c’est celle de mes ancêtres, je viens de là. » (Alessandro Tota)

L'Illusion magnifique, Livre 1 : New York, 1938 - Par Alessandro Tota - Ed. Gallimard BD
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L’illusion du dessin : un artisanat du rêve

C’est un excellent moment de lecture auquel nous invite Alessandro Tota. Le scénario, finement pensé, est incarné par des personnages à la densité romanesque. Alors que le scénario a été imaginé sur deux albums de 250 pages chacun, Roberta et Frank connaissent d’ores et déjà d’éclatantes métamorphoses. La galerie qui compose cette comédie humaine amuse et incarne une époque haute en couleurs, du peintre arménien Mougouch à l’éditeur Donny Mankiewitz en passant par le photographe Arthur Fellig. Une vitalité hors du commun anime cet univers où la survie demeure une obsession quotidienne.

On parcourt donc le milieu du comics où se côtoient la misère, le mépris social, l’espoir qui nourrit le rêve et des éditeurs avides d’argent qui publient des comics comme d’autres industries produisent des pneus. Les auteurs se tuent à la tâche pour des bagatelles et sont dépossédés du droit d’exploitation de leurs créations par les entreprises. Certains ne manqueront pas de souligner que sur certains points, les choses ont mollement évolué.

Afin de donner forme à cette incroyable épopée, Alessandro Tota n’hésite pas à recourir aux codes esthétiques des premiers comics. Des planches savoureuses où se mêlent ce grain si particulier et ces couleurs fantaisistes. Les scènes de rêve, elles, sont saisissantes. De celles où la réalité et l’onirisme s’amalgament. Le psychédélisme, les découpages dynamiques et la fureur des super-héros enchantent lorsqu’ils emplissent les planches. Les pleines pages parsèment l’ouvrage dans un festival de mises en scène qui concentrent une pétulance fascinante.

« John Fante est l’écrivain auquel je m’identifie le plus. J’ai grandi avec le mythe de ces artistes italiens immigrés, les films de Scorsese, Coppola ou Leone. » (Alessandro Tota)

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Un univers abondamment référencé

En bâtissant cette cathédrale de papier, Alessandro Tota a mêlé ses propres influences, son imagination et la réalité historique. Sans surprise, on rencontre Bob Kane (créateur de Batman). L’héroïne, Roberta Miller, a entre les mains le premier numéro d’Action Comics avec Superman. Le journal communiste dans lequel elle s’investit, intitulé The Rise of the masses, est inspiré du véritable New Masses. Quant à Donny, l’éditeur mafieux, son parcours connait de nombreuses similitudes avec celui d’Harry Donenfeld, propriétaire de DC Comics de 1937 à 1965. Le peintre arménien Mougouch est une référence à peine voilée au véritable peintre, Arshile Gorky.

Pour élaborer ses personnages et conférer la crédibilité qui sied à toute bande dessinée historique, l’auteur s’est appuyé sur des biographies et les nombreux témoignages de Joe Simon (inventeur de Captain America avec Jack Kirby) ou Jules Feiffer (dessinateur de presse né en 1929, toujours vivant). Enfin, le roman de Michael Chabon (Les Extraordinaires Aventures de Kavalier et Clay), inspiré par les vies de Jack Kirby et Will Eisner, et l’essai The Ten-Cent Plague de David Hajdu (non traduit à ce jour) ont grandement aidé Alessandro Tota à reconstituer cette époque avec le souci du détail.

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Le comics, opium du peuple

Peut-être sans le savoir, Alessandro Tota intègre une généalogie d’auteurs italiens qui ont porté un regard acéré et novateur sur le super-héros américain et ses enjeux. En d’autres temps, dans de Superman au surhomme, Umberto Eco analysait le personnage de l’Homme d’acier et les structures narratives utilisées par ses inventeurs afin de lui conférer une dimension mythologique. En ressortaient des propos pertinents avec un jugement étayé selon lequel le super-héros est alors profondément conservateur puisque garant de l’ordre établi, notamment capitaliste.

En cela, il s’aventurait lui-même dans le sillon tracé par les travaux d’Antonio Gramsci, philosophe communiste italien, qui récusait, avant même l’apparition de Superman, le surhomme et les structures narratives employées par la littérature feuilletonnesque du XIXe siècle. Selon lui, l’héroïsation de ces figures isolées que constituent le surhomme, puis le super-héros, nourrissent le fascisme et l’attentisme politique du peuple. Ce dernier est comme anesthésié par ce divertissement hypnotique, ce culte enivrant de ce que l’on nomme en France « l’homme providentiel ». Un véritable « opium du peuple »...

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Le comics, un monde d’immigrés

Un fait social marquant de ce monde populaire du comic book de super-héros est celui de l’immigration. Certains personnages du récit en ont pleinement conscience : « Qui devient dessinateur ? Ceux qui ne peuvent accéder à une véritable profession artistique…Ceux qui ne sont pas devenus peintres, ou illustrateurs pour la publicité. Regarde, ce sont tous des fils d’immigrés, prêts à accepter n’importe quoi en échange d’un peu de travail ». Cette immigration est socialement méprisée, comme l’art qu’elle est en train de créer, et auquel, de surcroit, elle ne croit pas. Roberta Miller, créatrice de Dogman, s’esclaffe quand on lui affirme qu’elle conçoit de l’art. Frank Battarelli, lui, italien, peintre dans l’âme, dissimule du mieux qu’il peut son activité de dessinateur de comic book.

L’histoire de la bande dessinée américaine, mais aussi européenne, est marquée par la création des immigrés. Les créateurs de Superman - Joe Shuster (juif d’origine néerlandaise et ukrainienne) et Jerry Siegel (juif d’origine lituanienne) - de Captain America – Joe Simon (juif d’origine anglaise) et Jack Kirby (juif d’orgine autrichienne) – de The Spirit – Will Eisner (juif d’origine austro-hongroise et roumaine), de Spider-Man - Stan Lee (juif d’origine roumaine) – de Batman – Bob Kane (juif originaire d’Europe de l’Est) et Bill Finger (juif d’origine autrichienne) - et le fondateur de MadHarvey Kurtzman (juif d’origine russe) - de Marvel Comics – Martin Goodman (juif d’origine lituanienne) – et de DC Comics - Malcolm Wheeler-Nicholson (juif d’origine suisse et suédoise) sont tous issus de l’immigration. Une population globalement marginalisée, touchée par la pauvreté.

En France, on pense à René Goscinny (immigration juive polonaise et ukrainienne) et Albert Uderzo (immigration italienne catholique). Quant à Alessandro Tota lui-même, bien qu’il demeure à ce jour dans son pays natal, à l’âge de 23 ans, il a débarqué à Paris avec un rêve, celui de devenir dessinateur de bandes dessinées. Ce, alors même qu’il ignorait tout de l’industrie du livre et du monde de l’édition. Une illusion magnifique…

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(par Romain GARNIER)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782075116695

Gallimard BD ✏️ Alessandro Tota tout public Histoire chronique sociale Italie 🏆 Sélection FIBD Angoulême 2024
 
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2 Messages :
  • Il y avait beaucoup de juifs dans les comics mais pas que, beaucoup d’italiens aussi : les Romita (John et John Jr), Buscema (John et Sal), Carmine Infantino, Frank Frazetta, etc etc

    Répondre à ce message

    • Répondu par andrey le 25 janvier à  13:25 :

      Les points communs à la majorité de ces artistes, outre une origine familiale européenne (la plupart sont nés aux Etats-Unis) était d’avoir grandi et de vivre dans les quartiers pauvres de New York et Brooklyn, et d’avoir la culture du comic strip diffusé par la presse quotidienne, mais pas la possibilité d’intégrer cette "noblesse" de la bande dessinée qui les faisait rêver.

      Répondre à ce message

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