C’est clairement l’un des événements de la saison : jusqu’au 12 mai 2024, le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, une institution qui, depuis 2007, a largement ouvert ses portes à la bande dessinée (de Superman au Chat du rabbin (déjà !) en 2007 à René Goscinny, au-delà du rire en 2017), prête ses cimaises à l’un des grands dessinateurs contemporains de bande dessinée : Joann Sfar.
Né en 1971, Joann Sfar est, à 52 ans, un auteur prolifique. Il a déjà plus de 300 titres à son actif et une activité multiple assumée de front : bande dessinée, cinéma, film d’animation, roman… Il était peut-être temps de proposer une road map qui permette de picorer dans l’œuvre aux meilleurs endroits et de faire un portrait de ce « juif paradoxal », comme l’étaient ses prédécesseurs niçois, tout aussi complexes que lui, juifs pas forcément religieux mais attachés viscéralement à la France : Albert Cohen, Joseph Kessel et Romain Gary. Quel juif est Joann Sfar ? Cette expo s’emploie, notamment, à nous le dire.
Un art pour transmettre
Dans le domaine de la bande dessinée, Joann Sfar est le produit de son époque. Pascal Ory, avec sa pertinence habituelle, a raison de voir un « effet de génération » dans le groupe constitué par les ateliers successifs que Sfar a fréquentés où l’on retrouve entre autres David B., Lewis Trondheim, Jean-Christophe Menu (ces trois derniers co-fondateurs de L’Association), Emile Bravo, Christophe Blain, Emmanuel Guibert, Fabrice Tarrin à l’atelier Nawak, dont certains se regroupent avec Marjane Satrapi et Marc Boutavant à l’atelier des Vosges, avant qu’il ne fonde avec Riad Sattouf, Christophe Blain et Mathieu Sapin le dernier avatar d’atelier auquel il participe avant de travailler seul qu’est la Société nationale de bande dessinée. Il est, avec eux, un des acteurs-clé du renouveau de la bande dessinée des années 1990.
Ce renouveau consiste à s’affranchir des frontières du médium. Ory voit un effet d’ « artification » dans l’annexion de ces territoires jusque à interdits à la bande dessinée que Sfar parcourt à grandes enjambées. Mais le mouvement est ancien et profond : de Winsor McCay à René Goscinny, Gérard Lauzier ou Enki Bilal, en passant par Philippe Druillet, le cinéma a su attirer les talents du 9e art. Mais la génération Satrapi, Sattouf, Sfar, Blain a fait mieux et plus loin, la bande dessinée devenant un art fluide capable de se couler dans tous les supports. Un art de vivre en somme.
Le monde de Sfar, on a raison de le souligner, est une sorte de « Talmud peuplé de superhéros ». Le Talmud est un commentaire du texte sacré, et plus généralement de l’éthique juive. On peut le voir dans ses carnets ; Sfar commente en même temps qu’il raconte. C’est un observateur qui parle, qui raisonne, qui avertit, qui enseigne (il a été prof aux Beaux-Arts), avec le ton simple, enfantin, du Petit Nicolas observant le théâtre des adultes. Un ton qui s’adresse à tout le monde, du plus vieux au plus jeune, du plus lettré au plus ignorant, et qui s’emploie à transmettre. Les valeurs de la culture juive notamment.
Ce que montre cette exposition...
C’est d’abord la cohérence de l’œuvre de Sfar. Voici quelqu’un qui dit qu’il n’a pas la foi, ou alors une foi dans la laïcité, mais qui, par ailleurs, s’intéresse plus qu’aucun autre dessinateur d’origine juive à cette religion, à ses pratiques, et surtout, peut-être, par goût du pilpoul [1], à ses contradictions. Un judaïsme « pas emmerdant. »
On y retrouve sa nécessité maladive de communiquer, avec les autres et avec lui-même (ses carnets, source de son Journal, se comptent par centaines et sont exposés ici), en coulée continue, un peu comme si le silence était une petite mort. Mais de communiquer avec un humour quasiment enfantin, cette part d’enfance que l’on retrouve dans son écriture, une minuscule caroline telle qu’on la dessine à la maternelle en ânonnant les mots, ou dans les albums des Schtroumpfs, et qui vise à la clarté.
On découvre que son dessin, qui a l’air comme ça foutraque, jeté, éructé presque, est bien plus maîtrisé qu’il n’y paraît. Qu’il est issu d’une lignée qui louche davantage vers Georges Beuville et Quentin Blake, que vers Franquin et Hergé.
On se rend compte combien l’amitié est constitutive de sa construction artistique comme de sa vie : son association avec Lewis Trondheim, Emmanuel Guibert, David B, Christophe Blain, Mathieu Sapin, Hervé Tanquerelle, Clément Oubrerie, Pénélope Bagieu, José-Louis Munuera, Olivier Boiscommun, et d’autres…
Et puis de l’étendue de son inspiration qui va des grands philosophes antiques aux nanars hollywoodiens.
Actualité éditoriale sfarienne
Cette lave créative n’arrête évidemment pas de s’étendre (à son âge, Shakespeare, Honoré de Balzac et René Goscinny ont déjà posé le crayon…).
Outre le catalogue de l’exposition Joann Sfar, la vie dessinée (Dargaud) qui est une petite merveille, introduction parfaite à l’œuvre, il y a le dernier Chat du Rabbin, le tome 12 : La Traversée de la mer noire. Il se déroule pendant la Guerre de 1914, soit une décennie avant les précédents épisodes, et notamment à ce moment où, l’armistice étant déclaré, le gouvernement français envoie, en 1919, ses supplétifs africains en… Russie pour combattre la révolution bolchévique.
On y retrouve notre rabbin et le Malka du lion plus jeunes et… un chat qui n’est pas celui que l’on connaît, mais son prédécesseur, ce qui interpelle fortement notre félin beau parleur. Nos deux Juifs algériens ont partie prenante avec les Mutins de la Mer noire, un épisode de révolte au sein de l’armée française que nos livres d’histoire tiennent secret… Notre troupe va jusqu’à Odessa dans une ambiance de Cuirassé Potemkine, une guerre innocente et dangereuse où notre rabbin devient ad interim aumônier pour des chrétiens comme pour des musulmans.
Il y a enfin Young Man, le dernier paru mais son premier Carnet (1992-2000) qui a dû faire l’objet d’un travail éditorial plus élaboré car il s’agit là de carnets de ses débuts, réalisés alors qu’il n’a pas conscience qu’ils seront un jour publiés. Il a fallu donc le rendre publiable…
D’ici à quelques années, pour exposer la prochaine rétrospective des œuvres de Joann Sfar (elles font déjà, dans ma bibliothèque plusieurs mètres linéaires), il nous faudra un édifice grand comme le Panthéon... Là il y a 250 œuvres à voir, plus quelques films. Et dans la librairie attenante à l’exposition pas moins de 200 références disponibles. Vous aurez du mal à résister...
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
(par Kelian NGUYEN)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Reportage photo : Kelian Nguyen.
[1] Méthode de controverse théologique qui signifie « débat aiguisé ».
Participez à la discussion