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"NeoNomicon", l’hommage d’Alan Moore à H. P. Lovecraft

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 8 février 2014                      Lien  
Alors que Moore était illusoirement pressenti pour la présidence des Grands Prix d'Angoulême, il publiait chez Urban Comics, dans sa collection Indies, un hommage appuyé à l'œuvre de H. P. Lovecraft, le puritanisme en moins.

La fascination d’Alan Moore pour H. P. Lovecraft n’est rien moins que le prolongement de celle qu’exercent sur lui les grands auteurs fantastiques du XIXe siècle et qu’il avait si bien sur recombiner dans La Ligue des Gentlemen extraordinaires.

Il faut dire qu’avec Lovecraft, il s’attaque à un monument du fantastique et de la science-fiction, un auteur torturé et trouble qui, grâce au cercle des ses correspondants littéraires, exerça une influence profonde sur la littérature de son temps, et même davantage encore au-delà. Le présent album fait allusion au Necronomicon, un ouvrage fictif du non moins fictif Abdul al-Hazred, son auteur, que l’écrivain américain plaça dans plusieurs de ses nouvelles, alimentant non seulement les fantasmes de ses fans (plus nombreux après sa mort que de son vivant), mais aussi une abondante littérature référentielle comme on en trouve souvent dans le corpus des sciences occultes.

Les noms, les lieux, le langage sont empruntés à l’inquiétant auteur de Providence et à sa conception d’une humanité définitivement aliénée par la science et incapable d’appréhender les véritables réalités du cosmos. Comme dans From Hell, le lecteur est promené dans un écheveau de références trop précises pour ne pas accrocher sa curiosité, mais aussi trop nombreuses pour ne pas conférer à cette histoire son nécessaire parfum de mystère.

Nous suivons dans la première partie (adaptée par Antony Johnston d’après une nouvelle d’Alan Moore), Côté cour, un enquêteur rationnel mais adepte de la Théorie des anomalies suivant la trace de tueurs en série au mode opératoire inquiétant et qui va finir, en débusquant une secte cachée nichée dans une librairie, par découvrir -interprétation moorienne- que les anomalies sont la condition nécessaire de la science, sans quoi toute connaissance serait totalitaire.

"NeoNomicon", l'hommage d'Alan Moore à H. P. Lovecraft
NeoNomicon par Alan Moore et Jacen Burrows - Traduction : Alex Nikolavitch - Ed. Urban Comics / Indies
(c) Alan Moore

Dans la seconde partie, scénarisée par Moore seul cette fois, NeoNomicon, deux agents du FBI partent sur la trace de leur collègue, l’enquêteur disparu, ce qui nous vaut une séquence d’une violence insupportable aux scènes sexuellement déviantes où la thématique lovecraftienne, notamment au travers du langage et de ses personnages, s’exprime dans toute sa dimension monstrueuse.

Cette scène choquante, et très critiquée, est pourtant ce qui distingue Moore de son modèle, resté très puritain dans ce type d’approche explicite, le scénariste anglais prenant soin de pointer au passage, certes discrètement, les ressorts racistes, voire fascisants, de l’ermite américain. Il n’hésite pas à donner au lecteur sa vision libertaire de la sexualité, non sans dénoncer la drogue comme un instrument du recrutement sectaire. C’est ce nouveau regard sur l’œuvre lovecraftienne qui justifie son titre : Neo- et non Necro-nomicon.

NeoNomicon par Alan Moore et Jacen Burrows - Traduction : Alex Nikolavitch - Ed. Urban Comics / Indies
(c) Alan Moore

Le trait clinique de Jacen Burrows, sans être virtuose (mais ce n’est pas si important chez Moore), sert parfaitement le propos, entre l’enquête de procédure du début, rythmé de longues cases verticales et entrecoupé par des splashpages où s’expriment les visions délirantes, et son développement en deuxième partie où la mise en page est plus traditionnelle, mais dont les images sont inoubliablement terrifiantes.

Même si cet album peut paraître moins marquant que les autres grandes œuvres du scénariste anglais, il a sa place à leurs côtés dans sa bibliothèque.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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Code EAN : 9782365772686

NeoNomicon par Alan Moore et Jacen Burrows - Traduction : Alex Nikolavitch - Ed. Urban Comics / Indies - POUR PUBLIC AVERTI.

 
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4 Messages :
  • J’avais lu en V.O. il y a quelques années les deux livres regroupés ici : The Courtyard et Neonomicon font partie d’une sorte de cycle Lovecraft informel dont l’autre moitié reste à traduire (Yuggoth Cultures, Nemo : Heart of Ice) ou à paraître (Providence). Cela dit, ils sont assez hétérogènes :

    La nouvelle « Côté cour » était une sorte de poème en prose illustrant la thèse de Sapir-Whorf, selon laquelle chaque language codifie la pensée différemment. Ça la place entre les poèmes de Lovecraft dans Fungi de Yuggoth et des textes inspirés du même concept chez Borges, Orwell, Burroughs, Auster, mais aussi Jack Vance, Samuel Delany, Frank Herbert, Ian Watson, Ursula K. Leguin, Robert Heinlein...

    Le roman Neonomicon reprend lui la thèse d’un espace-temps déterministe ou achevé (comme déjà pour le Doc Manhattan des Gardiens, ou l’Abattoir 5 de Vonnegut), mais dans une veine plus misanthropique encore que HPL : ses horreurs glacées pâlissent comparées aux abominations sordides des humains, Auschwitz vaut bien R’lyeh, et l’humaine vermine vaut bien une apocalypse.

    Dans « Généalogie du fanatisme », Cioran notait : « Nous sommes injustes à l’endroit des Nérons, des Tibères : ils n’inventèrent point le concept d’hérétique : ils ne furent que rêveurs dégénérés se divertissant aux massacres. » — Moore semble y faire écho en remplaçant ces empereurs par Cthulhu, par Nyarlathotep. Ou comme résumait le Pogo de Walt Kelly : « Nous avons rencontré l’ennemi, et c’est nous. »

    le scénariste anglais prenant soin de pointer au passage, certes discrètement, les ressorts racistes, voire fascisants, de l’ermite américain.

    Sur ce sujet, la référence indélébile reste la bio Lovecraft. Contre la vie, contre le monde de Houellebecq, qui se lit comme un roman, et dont Moore a pu voir l’édition anglaise.

    En tout cas, cette bédé vaut bien plus que ce que sa couverture française inutilement racoleuse pourrait laisser penser. (On sait que « le cul fait vendre », mais qui a besoin de ça pour vendre de l’Alan Moore ?)

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    • Répondu par Riffa le 9 février 2014 à  14:30 :

      Mais c’est bien connu, Alan Moore doit tout à Houellebecq.

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      • Répondu le 10 février 2014 à  07:22 :

        Oui c’est bien connu, Alan Moore ne se documente jamais ! Comme vous, non ?

        Répondre à ce message

    • Répondu le 9 février 2014 à  15:47 :

      Petite précision : depuis la fin de l’année dernière, Nemo, cœur de glace est édité en français.

      Répondre à ce message

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