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African comics ! Quand les bédéistes africains publient aux Etats-Unis

Par Christophe CASSIAU-HAURIE le 8 janvier 2024                      Lien  
Depuis quelques années, les auteurs africains sont de plus en plus présents sur le marché franco-belge. Pourtant, parallèlement, on peut constater une influence de plus en plus nette du style comics (mais également manga) dans leur production, en particulier – mais pas uniquement – chez les auteurs d’Afrique anglophone. Qu’en est-il, cependant, de la place des auteurs africains sur le marché américain? Celui-ci leur a-t-il offert des opportunités au cours des dernières décennies ?

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les liens entre le milieu des dessinateurs africains de BD et l’univers des comics américains datent de plus de vingt ans et se perpétuent encore de nos jours.

Première incursion dans le monde des comics

Le premier auteur issu d’un pays d’Afrique publié aux États-Unis est probablement le Mauricien Laval NG qui a publié en 1999 deux albums chez Caliber comics, des histoires tirées de contes et légendes indo-européennes et fortement teintées d’inspiration Heroïc Fantasy. Le premier, Legends of Camelot : quest for honor - scénarisé par Tom Biondolillo – peut donc être considéré comme le premier album publié aux États-Unis par un auteur d’Afrique.

African comics ! Quand les bédéistes africains publient aux Etats-Unis

L’album poursuit une série basée sur le cycle arthurien en se penchant sur la légende peu connue du roi Gereint - personnage principal du roman Érec et Énide, de Chrétien de Troyes – et plus particulièrement sur la quête qu’il entreprit contre un ennemi imbattable pour assurer son trône et l’amour de Lady Enid.

Le second, Magus – The Enlightened One, était scénarisé par Gary Reed. Laval Ng n’y était pas le seul dessinateur (Brent Specher et Craig Brafield sont aussi mentionnés comme illustrateurs) et – à l’américaine - pas loin d’une dizaine de personnes étaient considérées comme auteurs dans ce numéro double. Ayant atteint l’immortalité suite à un pacte avec le Diable, le Magus doit payer sa dette et céder sa fille unique, Lilith, à Belzébuth venu récupérer son dû. Celle-ci s’oppose au Malin tout en essayant de sauver son père. L’héritage des "Anciens" est révélé et Magus, délirant de vengeance, s’engage sur la voie de l’immortalité pour poursuivre sa croisade.

En dépit du succès de ces deux numéros, Laval NG ne continuera pas sa carrière américaine et reprendra la série Balade au bout du monde (T.13 à T.16) dès l’année 2003 avant de publier près d’une quinzaine d’albums dans son pays et en Europe [1].

L’année suivante, le Malgache Alban Ramiandrisoa publiait Dan Aïki meets Duna the Sorcerer, sur un scénario du Dr Edward Powe. Dan Aikï meets Duna the Sorcerer est le n° 4 de la collection Dan Aïki [2]. Les autres titres de la collection ont été illustrés par d’autres dessinateurs. Edward Powe est un ethnologue afro-américain qui étudie les points communs de la culture des peuples noirs à travers le monde [3].

Les albums de Dan Aïki sont une série de dix poèmes d’aventure didactiques mettant en valeur Dan Aïki, un jeune Africain courageux qui surmonte de nombreux obstacles (naturels et surnaturels) pour devenir une légende. Dans le 4e épisode, dessiné par Ramiandrisoa, Dan Aïki (12 ans) rencontre un vieil homme qui est un sorcier déguisé. Ils s’engagent alors dans une bataille d’esprit, et Dan Aïki (avec l’aide de son charme magique) en sort victorieux. La morale qui en ressort est que "la course est au plus rapide ».

Puis, pendant dix ans, les relations cesseront quasiment. Beaucoup de dessinateurs émigrent aux États-Unis mais cessent de produire de la BD.

D’autres parcours américains...

Caricaturiste à Fraternité-Matin où il animait la rubrique Sourire du jour, le Nigérian Soumaïla Adigun y avait fait paraître en 1983, en traduction, un conte de Noël : Le rêve de Denis Kangui. Par la suite, il émigre pour les États-Unis en 1996 et s’installe à New York. Il y continue en free-lance sa carrière de designer, graphiste, illustrateur et professeur de français à l’occasion.
Né en 1953 à Tlemcen (Algérie), Nad (Nadjib Berber) émigre à Paris à l’âge de trois mois. Il publie en 1986 son premier album, La Poudre magique. D’autres albums suivent entre 1986 et 1988 : Fatah et Ali Baba contre les quarante voleurs, Fatah contre Dracula, Fatah contre Robin des bois. Caricaturiste pour différents journaux et magazines d’Algérie entre 1989 et 1992, années où il s’installe aux États-Unis, il commence une carrière dans la publicité. En 2012, il revient à la bande dessinée en adaptant A quoi rêvent les loups, roman de Yasmina Khadra, ainsi qu’un roman graphique sur Hasan Sabbah, Le vieux de la montagne.
L’Ivoirien Jess Sah Bi a eu beaucoup de succès dans les années 1980 et 1990 avec des strips et des planches dans les journaux et des disques de Country Music (il s’orientera par la suite vers la musique religieuse). Depuis 1995, il réside à Philadelphie où il continue à faire régulièrement des illustrations mais plus de BD.

Le graphiste burkinabé Élisée Sare (né en 1980) a remporté un concours de bande dessinée en 2003, ce qui donnera lieu à un mini-album intitulé Walib. En 2006, il publie également une histoire courte dans l’album collectif Senghor cent ans et dessine le n° 7 de la revue BD, Kouka. Il s’installe en Californie en 2008 où il devient actif au sein de l’association Friends of African Village Libraries (FAVL) pour laquelle il était déjà le représentant auprès d’un réseau d’une dizaine de bibliothèques de village au Burkina Faso.

Le Congolais (RDC) Emmany Makonga s’est installé en 2003, à Salt Lake City, après avoir fait carrière au Gabon. Il y entame une carrière de peintre sans revenir à la BD.

À son image, l’ensemble de ces dessinateurs – même s’ils ont continué à produire des travaux dans le domaine du graphisme ou de l’illustration ou, peut-être, produit des œuvres de diffusion locale – ont, pour l’essentiel, arrêté la bande dessinée en franchissant l’Atlantique.

Incursion plus sérieuse pour Pat Masioni et Jean-Philippe Kalonji

Il faudra attendre l’année 2009 pour revoir un dessinateur africain faire une incursion chez un éditeur américain. En effet, cette année-là, le Congolais Pat Masioni est recruté par l’éditeur américain DC Comics / Vertigo pour dessiner les épisodes 13 et 14 de la série The Unknown Soldier, en remplacement provisoire du dessinateur titulaire, Alberto Ponticelli. Cette série recevra le Glyph Award au ComicCon de San Diego en 2010 [4]. S’il n’est évidemment pas – on l’a vu – le premier auteur africain à être publié aux États-Unis dans le milieu du comics, c’est la toute première fois qu’un dessinateur du continent se voit publié chez l’un des deux grands éditeurs de « comics » américain, même si ce n’est que pour deux épisodes.

Par la suite, Masioni travaillera très peu pour les USA. Les seules exceptions seront son travail de coloriste pour la série Mata Hari (en 2018, une histoire d’Emma Beeby dessinée par Ariela Kristantina, chez Berger Books) ainsi que le dessin d’une des trois histoires présentées dans le récit collectif UN3, Urgence niveau 3, publié la même année 2018 par Bliss Editions. Cette œuvre explorait les situations de trois régions en crise humanitaire et bénéficiaires d’interventions du Programme Alimentaire Mondial. L’album reprenait l’équipe du Soldat inconnu, puisque Alberto Ponticelli (dessinateur des deux premières histoires) et le scénariste Joshua Dysart étaient également de la partie.

Par la suite, en 2023, 15 ans après le tome 2 de Rwanda 94, Pat Masioni revenait dans l’univers franco-belge en signant les dessins d’un album biographique sur Thomas Sankara pour Marabulles.

Autre « Africain » [5], le Suisse d’origine congolaise Jean Philippe Kalonji a signé, en 2011, avec l’éditeur américain Dark Horse Comics pour la version en langue anglaise de 365 Samouraïs et quelques bols de riz. Par la suite, en 2013, Kalonji publiera directement en anglais Ningen’s nightmares, toujours pour Dark Horse Book, la suite des aventures du même héros, le moine-guerrier Ningen, dans l’ancien Japon.
Toutefois, on ne peut parler pour ces deux auteurs d’une réelle carrière aux Etats-Unis, les tentatives ayant été trop ponctuelles. Pour évoquer une présence continue d’auteurs africains dans l’univers des comics américains il faudra attendre une époque très récente - à savoir ces cinq dernières années - et l’arrivée de cinq jeunes auteurs dans le milieu du comics, tous dessinateurs à part entière d’une série.

Une nouvelle génération de dessinateurs du continent qui perce sur le marché américain

Le Nigérien Issaka Galadima a été recruté en 2021 par la maison d’édition américaine SaturdayAm pour dessiner Clock Striker, qui raconte l’histoire d’une jeune fille, Cast, qui souhaite réaliser son rêve de devenir une Smith (ingénieur spécialisé dans le combat contre les machines) et qui parcourt le monde aux côtés de son mentor, Philoména la Smith légendaire, en aidant au maximum toutes les personnes qu’elle rencontre. La particularité de ce nouveau shonen est que Cast est à la fois de sexe féminin et noire, situation rarissime dans le milieu du manga. Clock Striker est publié dans une trentaine de pays. Après une première parution en 2022 (I’m gonna be a smith), le second tome devrait sortir en 2024.

Les éditions SaturdayAm ont d’autres auteurs africains à leur catalogue. C’est le cas du Nigérian Whyt Manga (Odunze Oguguo, auteur de Apple Black) et du Sénégalais PapSouley (Oblivion Rouge).

Apple Black a démarré en 2014 et se décline en cinq volumes, le 5e étant prévu en 2024.

La série a comme héros Sano, élevé et formé dans l’isolement et le secret pour devenir le sauveur du monde, connu sous le nom de Trinité.

Oblivion Rouge décrit le parcours d’une jeune villageoise nommée Oumi qui se retrouve mêlée à un conflit qui menace une Afrique futuriste et le monde lui-même, tout cela dans le cadre de la propagation d’un virus.

Ces deux albums puisent dans des racines culturelles africaines.

Originaire de Dakar, Juni Ba vit et travaille à Montpellier. Après avoir publié plusieurs albums pour l’éditeur londonien Kugali comics (Kayin and Abeni en 2017, Monkey Meat Safari : An Inktober Adventure en 2018, Monkey Meat Island en 2019) ou le Français Alter Comics (le superbe Badawi en 2018), Juni Ba se fait connaître du grand public en 2021 avec Djeliya chez l’américain TKO Studios.
Par la suite, il accède à la notoriété en dessinant et scénarisant un épisode des Tortues Ninja, Teenage Mutant Turtles Annual 2022 et en participant au tome 1 des Black Panthers (2022), Des ombres au tableau chez Panini comics. En 2023, toujours chez Panini, il sort Monkey Meat, première fournée.

Shofela Coker est un illustrateur/directeur artistique né et grandi à Lagos, au Nigéria. En 2005, il s’installe à Memphis (Tennessee) et fréquente le Memphis College of Art où il obtient un baccalauréat en illustration. Il a ensuite déménagé à Chicago, Seattle et San Diego où il a travaillé pour Activision et Sony en tant que concepteur de personnages sur des jeux comme Tony Hawk et Planetside. En 2014, il a publié Outcasts of Jupiter, une bande dessinée d’aventure science-fiction avec son frère, Shobo Coker. Après quoi, il a travaillé sur le documentaire d’animation 2017, Liyana, qui a remporté plusieurs prix, notamment celui de meilleur documentaire au Festival du film de Los Angeles et du Grand prix du Festival du film pour enfants de New York. Actuellement, il est directeur artistique à Jam City à San Diego.

Quand les Africains éditent eux-mêmes du Comics.

Certains auteurs africains installés aux Etats-Unis ont également décidé de s’éditer eux-mêmes. C’est le cas de l’Éthiopien Beserat Debede qui a créé Etan Comics en 2019.
Celle-ci se définit comme une « société de divertissement panafricaine qui donne vie aux histoires africaines par le biais de bandes dessinées et de romans graphiques. Nos autres domaines de prédilection sont l’animation, la télévision et les longs métrages, les jeux vidéo et divers produits de consommation. [6] »
Cette maison d’édition a déjà publié trois séries qualifiées de panafricaines.
La première, Hawi, suit une immigrante éthiopienne plongée dans une quête pour retrouver sa mère kidnappée dans le cadre d’un empire légendaire, devenant, de ce fait, une superhéroïne africaine.
Zufan, bien qu’elle soit une série de science-fiction, a un fond historique, à savoir l’invasion de l’Éthiopie par l’Italie dans les années 1800.
Jember présente le premier super-héros éthiopien de bande dessinée à travers un diplômé sans emploi qui découvre soudainement une ancienne relique biotechnologique.
Jember est proposé en 12 autres éditions différentes constituant autant de langues, dont certaines africaines : amharique, igbo, français, tigrinya, arabe, somali, grec, etc.

Si Debede écrit les scénarios, les dessins sont de deux auteurs nigérians : Stanley Obende et Kelechi Nwaogwugwu.

Ce tour d’horizon démontre une présence de plus en plus visible des auteurs africains dans le milieu des comics américains même s’il y a encore beaucoup de chemin à faire. Au vu de la production actuelle sur le continent, cette tendance n’est toutefois pas prête de ralentir.
En effet, la jeune génération de dessinateurs africains, moins proche de l’univers franco-belge et plus anglophone, devrait en toute logique s’ouvrir à des opportunités aux USA, dont ils suivent de plus en plus la culture graphique.

(par Christophe CASSIAU-HAURIE)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

[1Lui et Pierre Makyo (scén.) ont sorti une adaptation du Cri (roman de Nicolas Beuglet) en septembre 2023.

[2L’éditeur est Dan Aïki Publication (Madison, Wisconsin).

[3Son site est sur http://www.blacfoundation.org/

[4Une version traduite en français de ces deux titres est éditée en 2013 dans le tome 3 de la série Soldat inconnu chez Urban Comics (éditions Dargaud).

[5Je mets le terme "Africain" entre parenthèses, car né et ayant toujours vécu en Suisse, Jean Philippe Kalonji est surtout un auteur suisse, culturellement éloigné du pays de ses parents, la RDC (je ne parle que de 9ème art, et pas d’identité personnelle). Je le cite donc parmi les auteurs africains de BD par souci d’exhaustivité.

[6Cf. leur présentation sur le site : https://etancomics.com/

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