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Bande dessinée et résistance : quand la BD réécrit le Roman National (1/2)

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 5 juin 2019                      Lien  
Parce qu’il ne faut pas laisser la nation aux nationalistes, parce que nous devons être reconnaissants vis-à-vis des aînés qui se sont battus pour notre liberté, parce que la démocratie est une longue chaîne de combats de chaque instant jamais épuisés, il est utile de prendre exemple sur les héros de la Résistance mais aussi de méditer sur les raisons et les façons de résister. Plusieurs auteurs de bande dessinée s’y sont récemment employés…

Lors du Salon du Livre en mars dernier, nous assistions à une rencontre entre Émile Bravo, l’auteur d’un Spirou hors du commun, L’Espoir malgré tout (Dupuis), Vincent Dugomier et Benoît Ers, les auteurs de la série Les Enfants de la Résistance (Le Lombard) et Henry Rousso, grand historien connu notamment pour avoir forgé les vocables de « résistancialisme » et de « négationnisme ».

Bande dessinée et résistance : quand la BD réécrit le Roman National (1/2)
Lors du dernier Salon du Livre. De g. à dr. : Vincent Dugomier, Benoît Ers, Emile Bravo et l’historien Henry Rousso. Un débat animé par Thierry Lemaire.

Celui-ci rappela la définition basique du mot « résistance » : nuire à la puissance occupante. Il remit aussi dans nos mémoires la singularité de la France occupée pendant la Seconde Guerre mondiale : contrairement au reste de l’Europe, il y avait en France un gouvernement « légitime » qui a collaboré avec l’Allemagne. Beaucoup de gens n’ont pas résisté parce qu’il y avait Pétain qui « arrêtait la guerre » faisant le don de sa personne à la nation. C’était, pour la plupart de ces gens qui avaient un vif souvenir de la Première Guerre mondiale, un immense soulagement.

Se battre contre Vichy -une dictature, rappelons-le- n’était pas évident en raison de la popularité du vieux maréchal. Peu de gens étaient pro-allemands mais beaucoup étaient pro-Pétain. Rousso rappelle à juste titre que la résistance à Vichy avait joué un rôle essentiel dans le soutien à De Gaulle. C’était une résistance essentiellement politique, mais qui a été très importante dans le discrédit de Pétain, figure paternelle très forte soutenue par un travail de propagande puissant dans les écoles autour de la « Révolution nationale », produit de la vieille droite maurassienne.

Durant l’Occupation, sous le régime de Vichy, la "Révolution nationale" s’insinuait partout...

Notre connaissance historique de la Résistance est plutôt bonne. « Dès 1944, rappela-t-il, une Commission de l’Histoire de la Résistance est en place. C’est un élément fondateur de la France de l’après-guerre. » Dans les années 1950, il y avait l’idée que la France s’incarnait dans les valeurs de la Résistance, que c’était ce que la France faisait de meilleur. Une vision un peu idyllique qu’Henry Rousso qualifia de « résistancialisme », dans son ouvrage Le Syndrome de Vichy (Le Seuil, 1987).

Comment résister ?

Combien existait-il en France de résistants sur le territoire intérieur ? Entre 200 et 300 000 personnes, estime Rousso. « Mais ceci n’est pas déterminant : ce qui compte, ce sont les personnes, les réseaux, la discrétion… Une partie de la population, de manière progressive résiste. Il n’y a pas de résistance sans un soutien de la population. »

La résistance était jeune car les jeunes adultes, menacés à partir de 1942 par le Service du Travail Obligatoire (STO), une forme de mise en esclavage des jeunes travailleurs français au service de l’effort de guerre allemand, étaient les plus à même de faire le premier acte de transgression. « Avec le recul, c’est évident car on connaît la fin, mais pour eux, ce n’était pas une évidence » souligne Rousso qui rappelle qu’en Mai 40, les Français sont écrasés : huit millions de personnes sont sur les routes fuyant le front, soit 1/6 de la population hexagonale. La première victime de la Résistance, Jacques Bonsergent -qui donne son nom à une station du métro parisien- avait été fusillé pour l’exemple, à cause d’une simple rixe avec un soldat allemand.

Les Trois Mousquetaires du Maquis de Marijac (1944)

Comment résiste-t-on ? D’abord par le renseignement, puis par des petits tracts, l’aide aux prisonniers évadés, aux juifs persécutés… Les premières résistances structurées n’arrivent qu’à partir de 1942, les premières résistances armées seulement vers 1943-1944. Non sans idéal un peu illusoire : « Combattre sans tuer » était le mot d’ordre d’Andrée De Jonghe, la cheffe du réseau Comète de la résistance belge rappelle Vincent Dugomier.

La bande dessinée résiste sous l’Occupation, dans les journaux clandestins. Marijac publie la première version des Trois Mousquetaires du Maquis sous le manteau en Auvergne. La Bête est morte de Calvo, Dancette et Zimmerman (Gallimard) parait en novembre 1944. Ils constituent l’une des premières représentations structurées de la Résistance dans la BD.

Comme pour la Shoah, les représentations qui suivent seront bien orientées. On mentionnera en 1945, Fifi, Gars du maquis de Michel d’Eaubonne puis Roger Lécureux au scénario et au dessin le collaborationniste puis résistant de la dernière heure Auguste Liquois, parmi d’autres.

Étienne Le Rallic, déjà auteur des BD du résistant Bernard Chamblet (1945) et lui non plus pas exempt de reproches sous l’Occupation, célèbre, dans le N°1 de l’édition française du Journal Tintin de 1948, le libérateur de Paris « Leclerc, soldat de légende ».. Il fallait pour les Belges donner le change à une commission de censure de la Loi de 1949 pour la protection de la jeunesse contrôlée par des groupes de presses issus de la Libération et qui veillaient à ce que le contenu des « illustrés » soit éducatif, et surtout français !

Dans Pif, un hebdomadaire contrôlé par le Parti Communiste Français, Le Grêlé 7-13 de Nortier & Lecureux, publié entre 1966 et 1972, perpétue une Résistance idéalisée et aseptisée, en « noir et blanc » sans nuance, comme les pages du journal qui la publient.

Le Grêlé 7-13 de Lécureux et Nortier (1962)

La Shoah prend le pas, un moment...

L’histoire est un produit de consommation. Son usage change avec le temps. Les années 1970 se singularisent par un « retour du refoulé ». La Shoah occupe un espace inédit, en raison de travaux d’historiens, comme l’Américain Robert Paxton avec La France de Vichy (Le Seuil, 1973), qui revisitent le rôle du gouvernement de Pétain et liquident quelque peu l’héritage gaulliste, tout en marquant la responsabilité de Vichy dans la déportation des Juifs.

Avec le feuilleton TV Holocaust de Marvin Chomsky (1978) et surtout le film Shoah de Claude Lanzmann (1984), la perception de la période change. On parle de « Devoir de mémoire », non sans aberration : au moment où l’on condamne Paul Touvier, l’ancien chef du service de renseignements de la Milice lyonnaise, en 1994, on ferme pudiquement les yeux sur un génocide en train de se perpétrer sous nos yeux : celui du Rwanda...

Leclerc (colonel dans la BD, général à la Libération et Maréchal à titre posthume) en Une du Journal Tintin - Par Etienne Le Rallic (1948)

Enfants en résistance

Depuis, c’est plutôt un « travail de mémoire » qui est à l’œuvre et qui se manifeste par des publications récentes tout à fait remarquables.

Nous avions déjà évoqué, il y a trois ans, une conjonction de publications sur la Résistance dispensant un point de vue historique renouvelé et particulièrement documenté.

Déjà, nous avions distingué Les Enfants de la Résistance de Dugomier et Ers dont le premier volume venait de paraître : « En montrant la prise de conscience de trois enfants de douze ans qui vivent les moments douloureux de l’exode de Mai 1940, écrivions-nous, suivie par une occupation allemande particulièrement revancharde et impitoyable, Benoît Ers & Vincent Dugomier nous ont concocté un petit chef d’œuvre qui explique bien ce qu’est "l’esprit de résistance", comment il se constitue, s’instille dans les esprits d’abord troublés par le choc de la défaite, marqués par un sentiment de honte et de résignation, puis par la propagande collaborationniste d’un État français qui finit par se soumettre sans condition au service de l’ennemi…  »

Deux ouvrages remarquables parus récemment sur le sujet.

La série en est aujourd’hui à son cinquième tome et ne faiblit dans sa capacité à transmettre à la jeunesse une histoire qui restitue la complexité de la période, exempte de tout discours patriotique, au prix d’une certaine invraisemblance. « J’ai pris des enfants parce que c’était plus valeureux », concède Dugomier qui souligne cependant la véracité du propos : en mai 1940, les enfants sont en vacances forcées. Surpris par la passivité de leurs parents, ses héros intriguent pour que les « grands » bougent. Le propos est sans gravité mais d’autant plus instructif qu’un dossier particulièrement bien travaillé conclut chaque volume. À recommander !

Les Enfants de la Résistance T.5 : Le Pays divisé - Par Vincent Dugomier et Benoît Ers
© Le Lombard

Les interrogations d’Émile Bravo

Nous n’avons pas non plus tari d’éloges pour le Spirou d’Émile Bravo. « En publiant « L’Espoir malgré tout », un roman graphique de plus de 350 pages racontant les mésaventures de Spirou et Fantasio sous l’occupation, Émile Bravo fait bien plus qu’un « Spirou par… » : un chef d’œuvre dont on ne saisira l’importance que dans quatre ans et qui porte haut les notions de dignité et de droits de l’homme » écrivions-nous dans ActuaBD.

« Comment un Groom devient aventurier  ? » telle était la question qui sous-tendait le Journal d’un ingénu dont le récit est ancré dans l’année 1938, année de création du personnage par Rob-Vel. « Que s’est-il passé entre 1938 (Rob-Vel) et 1946 (Franquin) ?  » poursuit Bravo dans ce cycle qui devrait comprendre quatre volumes.

Le dessinateur, fils de Républicains espagnols, a été particulièrement marqué par les traces laissées par la guerre sur la génération de ses parents : « Sans Hitler et Mussolini, tu n’existerais pas » lui disait son père. Il en découla cette interrogation terrible et proprement existentielle : « Comment cette inhumanité m’a-t-elle engendré ? »

Spirou : L’Espoir malgré tout - Par Emile Bravo
© Dupuis

La question qui suit en résulte logiquement : « Qu’aurions-nous fait, nous ?  » : « J’ai essayé de vivre cette époque en faisant ce que faisaient la plupart des gens : survivre, explique Bravo. La guerre, c’est la faim et la peur. Tout est désorganisé, il y avait peu de moyens : les denrées étaient envoyées en Allemagne. On se raccroche à la première personne qui tend la main. Beaucoup de gens s’en sont remis aux Allemands. Les Russes même sont alors du côté des Allemands. L’Allemagne dominait l’Europe. Spirou a 13-14 ans et n’a plus de parents : que peut-il faire à part être témoin ? »

Mais cela va évoluer. Le premier album se termine en octobre 1940. La suite, qui devrait paraître cet automne, montre un Spirou de moins en moins naïf, se rendant compte que les pitreries de Fantasio -un garçon légèrement plus âgé que lui- ont peut-être un peu plus de profondeur que prévu…

La force de ces bandes dessinées, c’est qu’elles ne portent pas seulement une mémoire factuelle, mais aussi émotionnelle. Ces fictions documentées donnent des outils bien utiles aux jeunes lecteurs, comme aux plus âgés, pour réfléchir sur le présent comme sur le futur avec une mémoire maîtrisée.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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