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Combattre le mal par le mal : première séance avec "Alice Matheson"

Par Charles-Louis Detournay le 15 avril 2020                      Lien  
Ça ne vous gave pas d'entendre parler de pandémie en permanence ? Non ? Alors cette rubrique est faite pour vous. Les séries qui traitent d'épidémies n'ont jamais manqué à la bande dessinée, surtout ces dernières années. Elles sont souvent très sombres et la relation que l'on peut en faire avec notre réalité donne souvent froid dans le dos. Première étape d'un cycle de quelques articles sur le sujet avec "Alice Matheson" de Jean-Luc Istin (Ed. Soleil) relatant les aventures d'une tueuse en série calculatrice qui tente d'enrayer une pandémie de zombies envahissant Londres...

Impossible d’y échapper : le Coronavirus est PAR-TOUT ! Sur toutes les chaînes de radio et de télé, s’imposant sur le Net, sujet incontournable de tous les posts, et même d’ActuaBD... Quoi que nous fassions, sa présence a modifié toutes nos habitudes, notamment avec ce confinement qui commence à devenir de plus en plus long !

Pour s’évader, on tente de se plonger dans des univers éloignés de cette omniprésence infectieuse et sa menace funeste, de cette épée de Damoclès microscopique contre laquelle la meilleure forme de lutte demeure l’inaction. Et si nous changions de méthode pour nous laver l’esprit ? Si nous tentions de combattre le mal par le mal en allant chercher des univers volontairement pandémiques, mais où les personnages humains et faillibles peuvent mener des actions pour enrayer ces fléaux ? C’est le parti pris de cette série d’articles.

Combattre le mal par le mal : première séance avec "Alice Matheson"Certains s’en offusqueront sans doute et l’argument porte : "La situation est dramatique, les morts se comptent par milliers, et vous osez évoquer des séries réalistes qui traitent le sujet de manière légère sur le mode du divertissement ?" Libre à eux de penser cela et d’aller en conséquence chercher un divertissement mieux adapté à leur besoin... D’autres articles sur ActuaBD feront l’affaire. Pourtant, même si chacun d’entre nous connaît certainement une personne infectée, le fait de s’immerger dans ces univers sombres peut incarner une forme de catharsis peut-être psychologiquement salutaire.

L’ange de la mort

Même après avoir tiré sa révérence, Walking Dead reste la série emblématique dans l’évocation d’un monde qui aurait définitivement changé après l’apparition d’un fléau. Nous lui avons déjà consacrée tellement d’articles que nous préférons entamer cette rubrique avec une héroïne moins connue de nos lecteurs, et plus européenne : Alice Matheson.

Nous vous avions déjà présenté cette série à la croisée entre Dexter, Grey’s Anatomy et Walking Dead. Brillante infirmière en soins palliatifs, Alice Matheson pourrait être chirurgienne : elle en a les capacités, les nerfs d’acier, le Q.I, mais ce serait s’exposer inutilement. Car Alice est un ange de la mort, une psychopathe froide et calculatrice qui assassine ses victimes parmi les patients en phase terminale de l’hôpital en se délectant de leurs derniers instants.

Sa double vie se complique le jour où une de ses victimes se relève malgré la dose mortelle qu’elle vient de lui administrer. Londres vit alors les premières heures d’une épidémie d’un genre nouveau : désormais, les morts marchent. Même pour un serial killer, cela a quelque chose de perturbant...

L’hôpital est sur le pied de guerre - au sens propre car l’armée investit les lieux pour protéger les vivants des morts - et s’organise pour traiter les patients et trouver une solution à l’épidémie. Avant le jour Z, Alice était une anomalie, désormais, l’horreur est devenu la norme. Mais l’arrivée de ces morts-vivants va lui démontrer qu’elle n’est pas le seul monstre non zombie qui vit et sévit au cœur du St Mary Hospital.

L’influence des séries TV

Fort du succès d’Elfes et des autres séries multi-dessinateurs qu’il a lancées depuis quelques années, Jean-Luc Istin avait décidé de travailler la thématique horrifique avec Alice Matheson selon ce même rythme soutenu de production, en proposant un album par trimestre, pour une première "saison" qui en compte six en tout.


La relation avec les séries télévisées dépasse les influences précitées, et ce rythme de publication effréné. Istin en joue également dans l’écriture de la série elle-même, se référant aux séquences fameuses des séries américaines, aux retournements de situations réguliers, aux montées de suspense déminées rapidement, aux cliffhangers, etc. Comme tout bon épisode de série, chaque tome d’Alice Matheson contient donc son lot de découvertes et de nouveaux éléments, de nouveaux personnages equi aussitôt disparaissent, ainsi que de questions et de révélations qui retiennent le lecteur-spectateur en haleine.

De même pour les scènes-choc en début de séquence destinées à happer le lecteur. Nombreuses et pourvues d’une rapide montée dans l’action, elles alternent avec la présentation des personnages et un découpage en chapitres qui structure des tomes assez denses. Bref, tout ce qu’il faut pour contenter un lectorat exigeant, rassasié en fin de volume mais à l’appétit suffisamment aiguisé pour s’offrir de poursuivre la lecture, voire d’avoir envie d’y revenir.

Un retour qui est d’ailleurs à chaque fois gagnant, car le scénariste-éditeur joue merveilleusement de son rythme d’un album par trimestre pour approfondir son écriture, et des situations qui, paradoxalement, évoluent peu : les morts-vivants se réveillent depuis qu’un membre d’un hôpital joue à l’apprenti-sorcier. Dans ses efforts pour l’identifier, la Police s’approche d’un peu près autour de notre infirmière/serial-killeuse... Ce rythme n’est pas un mal en soi, car il permet de bien comprendre les motivations de chacun personnage, tout en installant d’une véritable bousculade de rebondissements dans un temps très court...


Outre les affrontements, les dialogues aux punchlines aiguisées et les pics de suspense, chacun des trois premiers tomes distille les informations au sujet de notre héroïne. Des révélations qui vont se prolonger par la suite, mais qui permettent de mieux appréhender les motivations de ce personnage ambigu. Ainsi qu’il l’avait promis, Istin tisse ainsi un étrange lien entre Alice et le lecteur. Comme dans Dexter, on ne peut pas vraiment parler d’identification, mais d’un drôle de sentiment d’empathie pour cette héroïne à l’enfance malmenée, et à la logique aussi froide que le sang des zombies qui l’entourent.

Un second cycle de trois tomes

Même si les tomes 4, 5 et 6 continuent de livrer au compte-goutte (de Baxter) quelques informations qui éclairent la personnalité de notre « héroïne », chacun des tomes se centre maintenant sur d’autres personnages de ce sanguinolent théâtre, où chaque protagoniste entretient d’étranges liens avec les autres acteurs de ce huis-clos, comme dans toute série hospitalière qui se respecte.

Ici, le quatrième tome se focalise sur le directeur de l’hôpital, un docteur de soixante ans qui accable Alice d’accusations à peine déguisées… et bien entendu complètement fondées ! Un volume où les auteurs parviennent à maintenir un difficile équilibre entre un récit dense et une mise en page épurée qui allège la lecture. Heureusement, car ce tome comprend entre autres une séance dasn une maternité à déconseiller aux âmes sensibles !

Complètement à part du reste de la série car éloigné de son personnage central, le cinquième tome suit un employé de la lingerie que l’on avait déjà entraperçu précédemment. Libidineux sinon pervers, Samuel Gibbs voit sa vie prendre un tournant lorsque les morts de l’hôpital commencent à se relever. Rien de négatif pour lui, que du contraire ! Cela lui donne l’occasion de mettre à profit la littérature et les jeux survivalistes dont il est fan, pour briller, en dégommant du zombie, aux yeux de la jeune femme qu’il poursuit de ses assiduités.

Un tome à part, coécrit avec Stéphane Betbeder comme le tome 4, et qui remplit parfaitement son office : jouer avec les codes installés pour lettre le lecteur sur la piste du savant fou qui avait lancé le « virus » maléfique.

Alice Matheson, T5
Alice Matheson, T5

Si les cinq premiers tomes se sont suivis avec une belle régularité (cinq tomes en quinze mois), il a pourtant fallu s’armer de patience pour attendre la fin de cette première saison sous haute tension. Heureusement, fin de l’année dernière, le sixième et dernier tome a apporté la touche finale à cet édifice. ù

Un peu plus long que les autres (62 pages), cette conclusion réussit le tour de force de maintenir le niveau de l’ensemble (action, suspense et surprises horrifiques) avec de vraies révélations et un épilogue digne de ce nom. Rajoutons que l’on comprend finalement ce qui pousse Alice dans ces pulsions meurtrières, en conclusion d’une série forte de six tomes qui ont largement relevé le défi initial.

Des dessinateurs au diapason

Si la palme en revient certainement à Jean-Luc Istin, et son complice Betbeder, il est évident qu’une bonne part de la réussite de la série va également aux différents dessinateurs qui se sont relayé pour l’illustrer tout en maintenant une bonne homogénéité graphique le long de ces centaines de pages.

Posant l’Alpha et l’Oméga d’Alice Matheson, Philippe Vandaële a installé la bible graphique tout en respectant l’influence télévisuelle, base de cette expérience : des plans subjectifs qui placent le lecteur dans les yeux des personnages, ou obliques afin de provoquer son désarroi ; des plans larges qui font brusquement prendre conscience de l’ampleur du drame qui se joue.

La série se déroulant presque entièrement dans un hôpital londonien, les lumières sont propices à l’ambiance cauchemardesque. Quant aux personnages, ils sont suffisamment bien caractérisés pour qu’on les situe rapidement. Les flashbacks sépia harmonisent densité d’information et lisibilité, assurant la fluidité de l’ensemble.

Pour Alice, la fin de l’aventure s’accompagne de nouvelles révélations sur son passé... (Alice Matheson, T. 6)

Les autres dessinateurs ont su respecter ce soin apporté aux personnages, de manière à ce qu’il soit la plupart du temps suffisamment reconnaissables, si on fait exception de quelques docteurs stéréotypés que l’on peut encore confondre. Saluons notamment Federico Pietrobon pour son tome 4 à l’ambiance « chirurgicale », tout à l’opposé du sanglant et pervers tome 5 signé par Leoni & Negrin. Outre Vandaële, c’est Zivorad Radivojevic qui a imposé graphiquement la série, s’engouffrant dans le style de son prédécesseur pour livrer plus de deux tomes très maîtrisés, à la fois angoissants et addictifs.

Une atmosphère pandémique

La lecture d’Alice Matheson prend bien évidemment une résonnance particulière en cette période troublée par le Covid-19 : patient zéro, contamination, ville en "lockdown", mesures anti-contagion : tous les éléments sont réunis pour évoquer la terrible réalité vécue actuellement par la capitale britannique.

Avouons que lire (ou relire) Alice Matheson dans ce climat particulier donne un angle tout particulier à certaines séquences, comme celle où les parents (adoptifs) de la belle serial-killeuse tentent de l’exfiltrer de son confinement pour qu’ils soient réunis. Rien qui ne fasse verser une larme au lecteur endurci qui se sera aventuré dans les pas de cet ange de la mort aux pays des zombies bien avant la déclaration de la pandémie actuelle. Mais cette autre réalité, proche de la nôtre à ces quelques points de vue, génère un recul peut-être profitable.


(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Lire l’article introduisant la série d’Alice Matheson, les chroniques des tomes 2 et 3 ainsi que l’interview de Jean-Luc Istin : « Je voulais décrire notre quotidien, mais dans un contexte post-apocalyptique »

 
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