Emotattoo : punk, mais aux accords de jazz

L’histoire d’Emotattoo se situe dans une dystopie proche des univers cyberpunks, mais bien moins flashy, sans les néons, les cantines et les flingues dotés d’un viseur laser scotché au chewing-gum. Il s’agit d’un monde en crise où les piles de déchets deviennent des cités labyrinthiques et où la destruction d’internet a condamné la majorité des habitants à errer dans les rues des mégalopoles à la recherche d’un travail qui ne saurait durer que quelques jours au plus. A cela s’ajoutent les « piqués », des humains saisis d’une folie soudaine, mais capables de générer des débandades aussi colossales que destructrices.

Voilà l’univers créé par Olivier Luge (La Vague, au cœur de la tempête), auteur relativement récent de la scène alternative ; un monde où l’incertitude et la précarité sont l’Alpha et l’Oméga du quotidien, et où nos héros vont s’allier afin de restaurer un internet limpide, capable de rétablir un semblant d’ordre et de justice.

Parmi leurs rangs, on compte le jeune O, Mars, la dernière humaine augmentée, Amanda, une émotatoueuse capable de créer des tatouages « vivants » , et Fiona, une scientifique/sociologue spécialiste des foules atteintes d’un mal étrange.

Émotattoo. Olivier Luge. Éd Humensciences

Cette bande d’inadaptés va peu à peu résoudre le puzzle de la catastrophe qui a fait sombrer leur civilisation et le mystère de l’absence totale de musique, dans une série d’enquêtes qui tient plus du Double Assassinat dans la rue Morgue d’Allan Poe que du Sherlock ou d’Akira. Quelle raison pour expliquer ce choix ?

Déjà, le métier de l’auteur : docteur. Plutôt que d’être menée à coup de retournements et de révélations inattendues, l’enquête suit le cours logique de la démonstration : on avance pas à pas, déduisant patiemment quelle sera la prochaine étape.

Si Luge sait manier le suspens et doser les scènes d’action, l’attrait principal de cet ouvrage reste son univers et les thèmes qui structurent le récit. Émotattoo aborde ainsi des sujets comme la santé mentale, les effets du stress de la vie moderne sur les relations humaines, les affres du capitalisme débridé, etc. Des sujets proches de l’univers cyberpunk, mais traités ici dans un récit haletant en dépit de passages pleins de dialogues scientifiques.

Le trait manfra de Luge reste clair et précis, associant de belles planches de paysages urbains à d’autres composées de collages et de dessins, voire, à des scènes hybrides, qui mêlent des codes du manga à la BD franco-belge ou aux comics de super-héros.

Émotattoo. Olivier Luge. Éd Humensciences

Faisant près de 300 pages, l’album invite à une lecture sérieuse, parfois exigeante, mais qui donnera largement de quoi réfléchir : dans un monde qui devient de plus en plus schizoïde, comment faire pour garder nos repères ? Jusqu’où nos rêves d’ordre et de liberté tiendront-ils sous le poids de l’angoisse ?

L’album de ce médecin spécialiste en addictologie appelle une position que l’on pourrait dire « hérétique », celle des gens refusant de voir la « vérité » prodiguée par la doxa sociétale, et nous donne des pistes pour devenir un peu plus punks, sans pour autant devenir paranoïaques...