Interviews

Galip Tekin : « C’est fou le nombre de nouveaux talents graphiques qui arrivent tous les jours »

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 9 juin 2011                      Lien  
Galip Tekin est une des grandes figures de la bande dessinée turque d’aujourd’hui. Avec quelques autres, il crée véritablement une école turque de bande dessinée dans le magazine dans le magazine Gırgır créé par Oğuz Aral. Enseignant la bande dessinée à l’université de Boğaziçi (l’un des plus réputées d’Istanbul), il était à Angoulême en janvier dernier et sera présent lors de l’inauguration de l’exposition « Parodies » à Istanbul.
Galip Tekin : « C'est fou le nombre de nouveaux talents graphiques qui arrivent tous les jours »
Un album de Galip Tekin

Comment devient un auteur de BD en Turquie ?

Parmi les auteurs de ma génération, je suis l’un des plus anciens. Je dessine depuis 34 ans. J’ai commencé en tant que caricaturiste. Je me suis mis ensuite à écrire des scénarios pour mes collègues dessinateurs dans le cadre du fameux hebdomadaire Gırgır (prononcer « Gueurgueur ». NDLR).

À un moment, je me suis résolu à dessiner mes histoires moi-même. Mon maître à dessiner était Oğuz Aral, le fondateur de Gırgır, et le dessin de mes débuts était très influencé par son travail. C’était une espèce de caricature comme on en trouve chez vous dans Fluide Glacial.

En 1980, il y a eu un coup d’état en Turquie. L’armée prit le pouvoir et les libertés politiques ont été fortement restreintes. Pour les caricatures en particulier, certains sujets étaient purement et simplement interdits. Nous avons donc raconté ce que nous voulions raconter par des voies détournées. Par exemple, un récit fantastique ou de SF qui traitait d’un sujet d’actualité travesti dans un récit de fiction, de façon cryptée. La censure n’y voyait que du feu, mais tous nos lecteurs comprenaient bien de quoi nous parlions ! J’ai par exemple beaucoup parlé de la torture car c’était une réalité de l’époque, mais elle se passait dans l’espace, sur une autre planète. Ils ne pouvaient donc m’attaquer à ce sujet...

Gırgır a joué un véritable rôle politique et social dans votre pays ?

Les ventes étaient de l’ordre de 500 000 exemplaires par semaine, soit 2 millions d’exemplaires par mois, soit 14 millions de lecteurs par mois pour une population qui comptait à l’époque 60 millions d’habitants, c’est dire si c’était lu ! Après le coup d’état, nous avons été la première publication à être interdite pour un mois. Nous vendions à l’époque 450.000 exemplaires par semaine. Lorsque l’interdiction a été levée, nous avons vendu subitement plus de 500.000 exemplaires par semaine, avec des pointes vers le million !

Une planche de Galip Tekin
(C) G. Tekin

Comment vivaient les dessinateurs de BD turque ? Avec 13 millions de lecteurs, vous deviez être des rockstars…

Pas si bien que cela. Il y avait un couvre-feu et des restrictions effroyables. Nous n’avons pas pu profiter pleinement de notre jeunesse. On gagnait bien notre vie, c’est un fait, mais nous ne pouvions pas dépenser notre argent ! Après le coup d’état, il y a eu un retour à la démocratie et une libéralisation mais auparavant, il était interdit d’importer des cigarettes étrangères. Il fallait fumer des marques locales et encore, car la crise économique faisait qu’elles n’arrivaient même pas sur le marché. Il fallait acheter une fortune au marché noir des cigarettes bulgares produites avec du tabac turc exporté vers ce pays ! Le couvre-feu nous interdisait de sortir après minuit. Istanbul était morte. Notre génération de dessinateurs, celle des années 1980, est surnommée chez nous « la génération perdue » pour toutes ces raisons.

Mais, d’un point de vue professionnel, cela n’a pas été une mauvaise chose car comme il n’y avait rien à faire, nous nous sommes concentrés sur le dessin. Nous dessinions tout le temps.

Gırgır avait Mad Magazine comme modèle ?

Non, ces magazines ne parvenaient pas jusqu’à nous, vous pensez bien.

Mais même pas graphiquement ? Il y a dans Gırgır comme un cousinage avec l’underground américain, Crumb par exemple.

Non, non. À l’époque, nous n’y avions pas accès. Il n’y avait qu’une chaîne de télé nationale qui s’arrêtait à minuit et pas l’Internet comme aujourd’hui ! Une politique économique protectionniste interdisait l’importation des produits étrangers.

Le style turc s’est créé ex-nihilo ?

On peut dire cela. Il n’y avait pas que Gırgır, à l’époque. Je dessinais pour Fırt qui vendait 150.000 exemplaires par semaine, et pour le supplément d’un quotidien qui tirait à 300.000 exemplaires. Les publications qui me publiaient dépassaient le million d’exemplaires par semaine.

Vous êtes donc très célèbre en Turquie…

Si vous voulez, mais prenez en compte qu’il n’y avait que la télé nationale, pas d’Internet, pas de cinéma puisque les films américains étaient interdit d’importation.

Quand j’ai commencé à faire mes premières bandes dessinées, j’ai du désapprendre la caricature. J’avais une base de dessin académique. En outre, vers 1983-1984, quand le pays à commencé à se libéraliser, nous avons pu commencer à voyager.

Nous avons commencé à recevoir des bandes dessinées étrangères. Nous avons découvert Moebius, Hugo Pratt, Manara, Serpieri… C’étaient pour nous comme des manuels scolaires qui nous enseignaient comment faire des modelés avec des petits traits « à la Moebius » ou utiliser la tache et les ombrages comme Tardi ou Hugo Pratt ! (rires)

Galip Tekin à l’Institut Français d’Istanbul en janvier 2011
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

Cela a modifié la façon de dessiner en Turquie ?

Oui bien, sûr. J’ai été le premier en Turquie à utiliser la bande dessinée comme en Occident, à raconter des histoires de SF. Je devais me battre avec Oğuz Aral car il ne voulait pas de BD dans son journal. Cela fait, tout le monde a enchaîné derrière... Le fantastique reste un thème encore très prisé aujourd’hui.

À partir des années 1980, de nouveaux acteurs sont apparus sur le marché. Oğuz Aral était un éditeur assez directif et à un moment, les dessinateurs ont voulu prendre leur liberté. Il y a eu toute une série de revues : Limon puis Hıbır, dans les années 1990.

Mais tous étaient dépendants d’un quotidien ou d’un grand groupe de médias. Le premier titre indépendant a été LeMan fondé par Mehmet Çağçağ et Tunçay Akgün.

Devant l’afflux de nouveaux dessinateurs de talent, les mêmes ont créé le mensuel L-Manyak dirigé par Bahadir Baruter. Ce dernier a quitté la revue pour créer Lombak, également un mensuel. Puis plusieurs auteurs de LeMan avec quelques autres de Lombak, ont créé Penguen, un hebdomadaire auquel on a rattaché le mensuel Kemik qui a eu un bref mais intense succès. Enfin, des dissidents de Penguen et Kemik ont créé Uykusuz. Toutes ces revues indépendantes sont en kiosque et se font concurrence encore aujourd’hui.

Ce qui fait aussi la différence entre l’ancienne génération et la nouvelle, c’est le sexe, non ?

Clairement. À l’époque de Gırgır, comme le tirage était important et que c’était lu par toutes les familles, c’était quelque chose de très contrôlé. Ceci explique pourquoi ces revues n’ont pas eu le même succès que Gırgır qui passait d’une génération à l’autre, le père achetant la revue pour son fils.

Il y a le cas fameux de Cem Yilmaz, dessinateur de LeMan, devenu acteur de stand-up dans les locaux du Centre Culturel LeMan attaché au magazine, dont la carrière théâtrale et cinématographique a été fulgurante…

Oui, cela a créé un malaise auprès de certains dessinateurs car voici un gars qui gagne en une année des sommes que ses collègues n’avaient même pas imaginé gagner en travaillant des décennies durant. Il a pourtant vraiment mérité son succès, il a beaucoup de talent, je le respecte et je l’aime beaucoup.

Pourquoi tous ces talents graphiques ont-ils si peu publié de livres ?

La diffusion en librairie est difficile dans ce pays. Il faut dire qu’en tant que discipline, peu de gens pratiquent régulièrement la bande dessinée jusqu’ici. Mais la nouvelle génération s’y investit bien plus qu’avant. Des librairies spécialisées se sont ouvertes qui font de l’import. On publie en turc Hugo Pratt, Bilal, Manara… C’est une nouvelle ère pour nous. C’est fou le nombre de nouveaux talents graphiques qui arrivent tous les jours, j’en suis ébahi. Mais le graphisme n’est pas tout : il faut un scénario qui tienne la route.

Vous savez, comme tous les dessinateurs, il m’arrive d’avoir un « jour sans », une baisse de régime ou une petite déprime. Dans ces moments-là, j’ouvre un album de Moebius et l’enthousiasme revient ! C’est quand je suis allé au festival Bédéciné à Mulhouse que j’ai commencé à prendre conscience de l’importance de la BD française que je fais partager à mes élèves à l’université de Boğaziçi et à celle de Bilgi, où j’ai été le premier à enseigner la bande dessinée.

Propos recueillis par Didier Pasamonik, avec l’aide, pour la traduction, de Zeynep Peker de l’Institut Français d’Istanbul.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

🛒 Acheter


Code EAN :

 
Participez à la discussion
1 Message :
  • Les auteurs turcs ont-ils besoin de livres avec une telle densité de revues,de tels tirages -si c’est toujours le cas actuellement-et un tel lectorat ?

    Pas sûr !

    Surtout quand on voit comment une telle politique est en train d’étrangler le métier d’auteur chez nous,et de complétement couper la BD du lectorat ; qui se renouvelle peu.

    Ici,le prix exorbitant des albums-à l’heure de l’habitude du téléchargement gratuit à tout va général- devient prohibitif,vraiment !

    Avec le sacro-saint livre,précieux reliquaire,luxueux,on flatte trop l’esthète,le collectionneur,au dépend du lecteur dévoreur.Oui au dépend.

    La broyeuse du pilon,elle ,en fait grand profit.Mais chut,vraiment,c’est un véritable tabou:il ne faut surtout pas en parler.Quand bien même, dorénavant,regardez vos boites à pizzas et chaussures avec un œil attendri !

    Et après on accuse la surproduction........Il dit quoi le proverbe chinois ?"Quand le sage montre la lune ,l’imbécile regarde le doigt ?"

    Cette BD turque qui s’est épanouie seule ,en autarcie,doit être une vraie curiosité.

    C’est un peu le cas aussi avec la BD philippine, qui s’est construite -presque -seule dans son coin ,avec une vraie identité(même si c’est beaucoup moins vrai aujourd’hui),une richesse inouie,et qui a donnée des encreurs de légende ,virtuoses du noir et blanc.

    Répondre à ce message

CONTENUS SPONSORISÉS  
PAR Didier Pasamonik (L’Agence BD)  
A LIRE AUSSI  
Interviews  
Derniers commentaires  
Abonnement ne pouvait pas être enregistré. Essayez à nouveau.
Abonnement newsletter confirmé.

Newsletter ActuaBD