L’intégrale Tif et Tondu, beau succès de librairie, a désormais atteint son rythme de croisière. Le lecteur s’est trouvé un temps ballotté entre un classement thématique et un classement chronologique des histoires dessinées par Will ; mais la structure de cette anthologie s’est stabilisée. Ce tome dix suit fidèlement le retour de Choc pour trois aventures inégales, entre 1984 et 1986.
Plongée passionnante au cœur d’un Spirou Magazine et d’éditions Dupuis en pleine crise économique et artistique, le dossier rédigé par Didier Pasamonik (éditeur adjoint d’Actuabd.com) resitue dans une drôle de période ces Tif et Tondu entre deux eaux – à la fois puérils et graves, parodiques et sérieux. Philippe Vandooren, devenu rédacteur en chef de Spirou Magazine, recadre Stephen Desberg et le contraint à construire des scénarios moins feuilletonnesques ; Dupuis est racheté dans le même temps par Hachette et le groupe Bruxelles Lambert. Il devient question de productivité, de réduction des coûts et les anciens de Marcinelle fuient ou se sentent dépassés. Will, pour sa part, s’apprête à passer à la couleur directe et à tenter des expériences plus adultes.
Que peuvent encore deux bonshommes rondouillards issus de la bande dessinée d’après-guerre, ces « boy-scouts de la loi » (dixit Choc) dans l’univers « new-look » des années quatre-vingt ? Ils sont flanqués de vieux amis à la dégaine et aux noms improbables (ah, cet inspecteur Fixshusset…) et on les sent déjà mal à l’aise avec leur identité : Tondu se rase la barbe dans le tome 34, ils se séparent durant la majeure partie du tome 35…
Intervient le retour de Monsieur Choc. L’homme au heaume, disparu depuis Le Grand Combat surréalisant de Rosy, semble au contraire à ses aises dans un monde nouveau menacé par le nucléaire, gouverné par la mafia, les puissances financières, transformé par les nouvelles technologies.
En arrière-fond de cet univers troublé dans lequel Tif et Tondu luttent pour être encore des héros, Will prend toujours grand plaisir à dessiner ce qu’il sait faire de mieux : les femmes capiteuses et les jungles luxuriantes. Amélie, dite Kiki d’Yeu, s’étant éclipsée depuis Swastika, c’est à Fleur de Jade puis Gina de jouer le rôle de top model s’habillant et se déshabillant au fil des cases, sous les pinceaux du maître. Gina surtout, prototype de la femme vénéneuse qui trahit dès qu’on lui fait confiance, introduit un érotisme nouveau dans le petit monde de Tif et Tondu. Son strip-flèchettes a marqué l’imaginaire de nombreux enfants, lecteurs de Spirou dans ces années-là. Quant aux jungles de Will – aussi belles que celles de Capturez un marsupilami !, L’Île d’outre-monde ou Aventure birmane –, on retrouve avec plaisir leurs verts, leurs bleus, cet art des lianes, des palmes et des mangroves. Et Gina en petite culotte sous la pluie.
Bien sûr, tout n’est pas parfait dans ces trois récits. Les péripéties imaginées par Desberg s’essoufflent souvent à mi-course. Quant au dessin de Will, il faiblit dès qu’il est confronté à de la nouveauté, de la modernité : les écrans de Choc 235 ou les effets de vitesse de Traitement de Choc auraient peine à rivaliser avec ceux d’Akira, qui datent pourtant de la même année… Mais le charme ne s’est pas évaporé, pour ceux que ces planches faisaient rêver à l’époque.
Bientôt ce petit monde animé durant des décennies par Will prendra fin (il est toujours en attente de repreneurs, après Sikorski et Lapière) : dans les prochains épisodes, Tif et Tondu prendront des voies divergentes, Will se consacrera à des visions extatiques de couleurs pures, du carnaval vénitien de Magdalena au Jardin des désirs, et un peu de l’innocence de la bande dessinée franco-belge sera perdue pour de bon.
On ne saurait trop conseiller d’en retrouver le souvenir presque intact dans cette réédition.
(par Tristan Garcia)
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