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Le Crépuscule de Will

Par Tristan Garcia le 6 mai 2012                      Lien  
Le dernier volume de l'"Intégrale Tif et Tondu" consacré aux albums dessinés par Will et la réédition de ses derniers travaux, plus adultes, sont l'occasion de rendre hommage à l'un des maîtres de la bande dessinée franco-belge.

Comment survivre aux personnages qu’on a créés ? Pire : à ceux dont on a hérité, et qu’on a rendus célèbres. On sait que Franquin a été hanté par cette question. Lui parviendra à se défaire de Spirou & Fantasio. Quant à Morris, Peyo ou Roba, ils seront restés enchaînés à leurs créatures jusqu’à la fin.

Will, bien sûr, n’était pas le propriétaire des personnages de Tif & Tondu. Il n’en était que l’animateur. Mais, contrairement aux éditeurs américains qui ont souvent promu une certaine vision de leurs superhéros, orientant leur évolution de décennie en décennie, Dupuis ne semblait pas avoir eu de vision directrice du devenir de personnages comme Tif, Tondu, Monsieur Choc et les autres. Charge à Will et à ses scénaristes successifs de les entretenir. Après plus d’une trentaine d’aventures, dans les années quatre-vingt, la routine s’est installée et la lassitude a gagné Will. Le lecteur de Spirou magazine sent confusément que le grand Willy Maltaite traîne tel un boulet le petit chauve et le petit barbu, leur petit monde, les Fixshusset, Allumette, Kiki d’Yeu, Gina, la Main blanche… L’humour bon enfant, l’exotisme, le fantastique à la Jean Ray ou les enquêtes en province ne suffisent plus. Au détour d’une planche, une belle femme longiligne en maillot de bain, un paysage arboré, un intérieur décoré de statues ou de tableaux chatoyants enchantent le dessinateur, qui y met tout son talent. Pour le reste, le jeune Stephen Desberg essaie d’aider le vieux maître, de scénario en scénario, et trousse des albums plaisants.

Mais on sent que, contraints d’animer des personnages enfantins créés quarante années auparavant, dans la période de la guerre et de l’après-guerre, les auteurs de bande dessinée, débordés par la contre-culture et par de nouvelles générations, sont fatigués, et leurs héros aussi.

La grande question des années quatre-vingt en bande dessinée aura été : que sont nos héros d’enfance devenus ? Les comics parviendront, dans la douleur, à leur donner un tour adulte : vieillis, durcis, amers, mélancoliques, le Dark Knight de Miller, les Watchmen de Moore & Gibbons, les Marvels de Ross sont de nouveau de leur temps. Les héros de la bédé franco-belge, eux, encaissent, l’ironie mordante d’un Chaland, par exemple. Mais ils ne parviennent pas à devenir adultes.

Le onzième volume de l’intégrale Tif et Tondu est consacré au crépuscule de ces héros et aux ultimes tentatives de Will et de son scénariste pour réformer de l’intérieur leur série.

Le Crépuscule de Will
Extrait de l’Intégrale Tif et Tondu 11
© Dupuis, 2012

Première solution : rendre cette série plus mûre en y intégrant un aspect réflexif. Magdalena commence comme un jeu de miroir sur une bande dessinée dans la bande dessinée, mettant en scène un certain Charles Dewolf, animateur du personnage John Cougar. Mais cet essai de mise en abîme tourne court : on n’est pas chez Marc-Antoine Mathieu, assurément. S’ensuit une rapide satire du petit monde des collectionneurs (on reconnaît clairement René Hausman parmi eux). Et tout finit dans un monde d’automates, une Venise fantasmatique ; la bédé dans la bédé était une fausse piste.

Deuxième solution : déclasser socialement Tif et Tondu, les accabler presque, et leur donner de l’âge. La couverture des Phalanges de Jeanne d’Arc donne le ton : « On va leur montrer ce que de vieux pros comme nous ont encore dans le ventre ! » C’est le baroud d’honneur d’un vieux routier de la bédé comme Will. Le résultat, surprenant, est mitigé : Tif et Tondu n’ont jamais été jeunes, ils n’ont jamais été à la page, comment les vieillir ? Et les nouveaux héros, plus jeunes et plus fringants, sont volontairement ridicules : Paul Enta et Phil Harmonic… La couverture du Spirou Magazine de l’époque résume bien l’affaire : Tondu et Tif, la main sous le menton, sont assis sans rien faire, une bouteille de vin sur la table, un tableau représentant Isabelle au mur ; il ne se passe rien et le titre de l’hebdomadaire claironne : « Tif et Tondu en pleine action ! » Will fait de la résistance passive.

Troisième solution (déjà esquissée sur un mode burlesque, dans Swastika) : aborder des sujets graves, des thèmes politiques. Le diptyque final s’attaque à l’extrême-droite, en pleine montée du Front national. Desberg dépeint un parti royaliste, débauchant des jeunes gens pour défendre l’idéal d’une France « sans immigrés, sans chômage, sans délinquance ». Dans le dossier très fouillé qui ouvre le volume, Didier Pasamonik s’étonne de ce que cette histoire engagée, mais aussi parfois assez improbable, ait pu passer dans les pages de Spirou. Patrick Pinchart, qui vient de prendre la direction de l’hebdomadaire, voit « ce petit côté militant » d’un bon œil. Mais personne, ni les lecteurs ni les partis visés, ne réagira après publication.

Quatrième solution : faire plaisir à Will. Desberg s’arrange pour glisser au fil des pages quelques marottes du dessinateur. Les filles de Venise. Les masques du carnaval. Le baroque. Une jolie Nadine blonde et bronzée. Une suite luxueuse dans laquelle se repose Tif : des écrans plats sur lesquels il regarde du Walt Disney ; un hommage à un chef d’œuvre de Rogier van der Weyden au mur (p. 129). De l’art, donc. Par moments, Will se permet de simplifier ses silhouettes, on croit deviner du Van Dongen, des Pierrots, des Arlequins, un peu de Watteau.

Didier Pasamonik explique le « désir de couleur » de Will. Lorsque l’impression des albums passa à l’offset chez Dupuis, un jeune chromiste, Vittorio Leonardo, déposa un brevet permettant de solidariser le coloriage avec les films et obtint de la part des éditions Dupuis l’exclusivité des couleurs pour les pages du journal à partir de 1968. Au milieu des années 1980, l’usage généralisé des scanners donna aux auteurs un accès inédit à la couleur directe ; mais Will ne peut s’en servir que pour les couvertures de sa série, contrat avec le Studio Leonardo oblige.

Travaillé par ses envies de peinture, Will renonce alors à réformer Tif et Tondu et fait la révolution : à la dernière planche de La Tentation du Bien, il se dessine balançant sa plume par dessus son épaule et s’exclamant : « Fin ». Il est libéré. Un panneau indique sur la droite : « Le Jardin des désirs ».

Les derniers feux du désir

Ce sera le titre du premier de trois opus republiés en un unique volume par Dupuis sous le nom de Trilogie avec dames.

Grâce à la création de la nouvelle collection Aire libre, Will peut désormais, débarrassé du carcan de ses héros, expérimenter avec la couleur : crayon de couleur, gouache, aquarelle, acrylique… Desberg se met au service de ses obsessions : l’initiation amoureuse, le désir, la féminité, le travestissement, la luxuriance des corps et des plantes, l’Orient… « Pour moi c’était une sorte d’aboutissement, je pouvais enfin exprimer ma passion de peintre dans mon métier d’auteur de bande dessinée. » Coquin et impertinent, Le Jardin des désirs est une seconde enfance, ou plutôt une première adolescence pour Will. La 27e lettre, qui réintroduit la gravité de l’Histoire et de la politique, chère à Desberg, sera son œuvre adulte : la dernière case, censée reproduire la photographie d’un officier SS s’apprêtant à abattre le jeune héros d’une balle dans la nuque, est déchirante. C’est l’image de la fin de l’innocence : « Tout passe si vite ! Où sont les larmes d’hier soir ? que sont devenues les neiges de l’année dernière ? »

Extrait de Trilogie avec dames. Will passe à la couleur directe.
© Dupuis, 2012

Recueil hétéroclite d’histoires liées par un artifice narratif, L’Appel de l’enfer est moins fort, mais réserve encore des moments d’émerveillement graphique : les personnages paraissent déjà s’effacer devant les paysages et les tableaux d’une Nature souveraine, sous la neige aussi bien que dans la savane africaine.

Will ne terminera pas sa dernière histoire, L’Arbre des deux printemps, achevé après sa mort par des collègues et des amis.

Pour comprendre l’œuvre de l’un des plus grands auteurs de l’École de Marcinelle, il faut absolument lire à la suite ces deux trilogies : les trois derniers Tif et Tondu, et les trois albums « avec dames ». Comme Franquin a tardivement réalisé son œuvre bondissante et juvénile dans les obsessions des Idées noires, le ralentissement, l’absurdité, la dépression et les cauchemars, même marrants, Will a fait aboutir la sienne dans une orgie de couleur, de désir, d’érotisme, de vitalité, teintée de nostalgie. Ils auront été deux grands artistes, prisonniers de héros d’enfance auxquels ils avaient donné leurs lettres de noblesse – avant de chercher à tâtons comment devenir adultes, enfin.

L’un termine dans la nuit, l’autre choisit un crépuscule saturé de lumières.

(par Tristan Garcia)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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3 Messages :
  • Le Crépuscule de Will
    7 mai 2012 13:21, par DAN GAMBIER

    Le dernier volume dessiné par Will ? A ma connaissance, les premiers récits dessinés par cet auteur n’ont pas été intégrés dans la collection.

    Répondre à ce message

  • Le Crépuscule de Will
    8 mai 2012 19:07

    Et pour bien profiter de l’immense talent de Will, précipitez-vous sur le magnifique "jardin des couleurs", recueil d’illustrations et de peintures fraichement paru chez Aire libre. Une merveille.

    Répondre à ce message

  • Le Crépuscule de Will
    14 juillet 2021 14:00, par Alscaux

    Cher Tristan Garcia, le journal de Spirou ne s’appelait pas encore « Spirou Magazine ». Une phrase comme celle-ci s’avère donc maladroite : « La couverture du Spirou Magazine de l’époque résume bien l’affaire […] ».
    Il suffirait de supprimer le mot « Magazine » (employé à deux reprises dans ce texte) pour que votre article soit parfait.
    (Il y a aussi un trait d’union intempestif dans l’expression « extrême droite ».)

    Répondre à ce message

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