Avant d’être montrée du doigt, honnie puis pratiquement prohibée, la cigarette avait une place importante dans l’imaginaire : elle était l’accessoire de la femme raffinée et libre, de l’homme viril et héroïque. C’est donc fort logiquement que de nombreux personnages de bande dessinée ont participé à cette symbolique en grillant quelques cigarettes. En novembre 2000, la couverture du premier tome de la série Blacksad, de Diaz Canales et Guarnido (Dargaud), avait accroché tous les regards dans les librairies : on y voyait en très gros plan la tête d’un chat, une cigarette fumante à la gueule. En ouvrant l’album, on s’apercevait qu’il s’agissait d’une BD animalière dont le héros était un chat détective privé, Blacksad. Les scénarii se situant dans les
États-Unis des années 1950, la cigarette est un élément indispensable et évident de la série, dont pratiquement tous les personnages fument. Blacksad, le premier grille, cigarette sur cigarette… Et la couverture du tome 3 le montre allumant avec son briquet la cigarette de la belle Alma.
En Belgique, on trouve plus d’amateurs de cigarette dans le journal de Spirou que dans celui de Tintin. Jean Valhardi, Buck Danny, Gaston Lagaffe partagent le fumoir de Dupuis avec le plus célèbre fumeur de cigarette de la BD mondiale, Lucky Luke. Dans l’album Le pied tendre (Dargaud), le cow-boy créé par Morris apprend la mort d’un ami. Son visage reste impassible, mais il ne parvient pas à rouler sa cigarette, déchirant le papier. Son interlocuteur constate alors : « Tu es ému, Lucky Luke ! ». Symbole de la décontraction de Lucky Luke, sa cigarette va hélas être victime de la « bien-pensance » américaine.
Au début des années 80, les studios Hannah-Barbera décident de réaliser un long-métrage d’animation intitulé Les Dalton en cavale. Première de leurs exigences, pour que Lucky Luke ait une chance de passer sur les écrans des États-Unis : supprimer sa cigarette. Finis la fumée en forme de tête de mort et le tabac roulé d’une main, à cheval, tandis que l’autre main tient le revolver ! Lucky Luke suçote désormais un brin de paille… et ce, pas seulement au cinéma mais aussi dans la BD, puisque Morris adopte ce changement dans ses futurs albums, ce qui lui vaudra une récompense de l’OMS, mais aussi de perdre l’une de ses meilleures sources de gags.
Pour Monsieur Jean, le personnage de Dupuy et Berbérian, la cigarette est une source de réconfort, qui ne provoque pas de culpabilité. Jean arrête pourtant brièvement de fumer après la naissance de sa fille, dans l’album Un certain équilibre (Dupuis). La recherche d’une nounou le fait replonger : l’une des candidates fume comme un sapeur et le jeune papa l’imite, pour « la mettre à l’aise ».
La cigarette peut aussi être un symbole de paix. La dernière cigarette, de Botta et Nikolavitch (La Cafetière), se situe sur le front, en Ukraine, en 1943. Deux soldats ennemis, un Allemand et un Russe, oublient la guerre pendant un petit quart d’heure, le temps d’échanger une cigarette.
Le cigare…
Les héros de BD sont quelques-uns à préférer le cigare à la cigarette, notamment dans la BD américaine. Dans l’univers Marvel, Nick Fury, le chef du SHIELD, J. Jonah Jameson, le patron du Daily Bugle et Wolverine, l’un des X-Men, sont de gros fumeurs de cigares. Le politiquement correct étant passé par là, seul Wolverine a encore le droit de s’adonner à ce vice. Pourquoi ? Parce que son super-pouvoir autoguérissant le protège contre les maladies liées au tabagisme (authentique !).
La BD franco-belge n’oublie pas les amateurs de barreaux de chaise, notamment dans les westerns. Lorsqu’il était reçu par un gouverneur ou un sénateur, Lucky Luke refusait rarement un bon cigare. Quant à Blueberry, le héros de Charlier et Giraud (Dargaud), il ne s’installe jamais à une table de poker sans allumer un cigare ou un cigarillo. Et la femme dont il était amoureux, la belle Chihuahua Pearl, fume elle aussi : la couverture de l’album qui porte son nom représente son visage en gros plan, un cigarillo à la bouche.
Lancée l’an dernier chez Glénat, la série Flor de Luna de Boisserie, Stalner et Lambert est une saga familiale entièrement consacrée à l’histoire de la culture et de l’industrie du tabac. Cette histoire romanesque et épique se déroule à Cuba, patrie du plus mythique des cigares, le havane.
… et la pipe !
Aussi raffinée que le cigare, la pipe est l’objet de prédilection de nombreux héros. Parmi eux, le duo créé par E. P. Jacobs, Blake et Mortimer. L’officier comme le scientifique aiment à tirer avec une élégance toute britannique sur leurs pipes. Tout aussi stylé, Max Fridman, le personnage de Vittorio Giardino (Glénat). La barbe rousse soigneusement taillée, ce subtil espion parcourt l’Europe déchirée de l’avant-guerre, traquant les espions nazis une pipe en bouche. Autres adeptes de la bouffarde, les détectives privés : le très français Nestor Burma, de Léo Malet et Tardi (Casterman), ou l’américain Rip Kirby, imaginé par le grand Alex Raymond en 1946 .
Mais le plus célèbre des fumeurs de pipe de la BD, c’est évidemment chez Hergé qu’on le trouve, dans les aventures de Tintin (Casterman). Sa pipe joue bien des tours au capitaine Haddock. Coincée accidentellement dans la ceinture de son pantalon, elle lui brûle les fesses dans Objectif Lune, avant de carrément mettre le feu à sa barbe alors qu’il s’était assoupi dans Coke en stock. Malgré tout, sa pipe reste pour Haddock le meilleur objet de réconfort, à égalité avec sa bouteille de whisky Loch Lomond… C’est ainsi que, dans Le temple du soleil, alors que Tintin et le capitaine attendent dans une cellule le moment où ils vont être exécutés par les Incas, Haddock marmonne : « Tas de sauvages ! Je m’en vais fumer une pipe : ça me calmera les nerfs ! » Mais son ami ayant perdu ses allumettes, Tintin utilise une petite loupe pour concentrer la lumière du soleil sur le tabac, tout en remarquant : « C’est certainement de la même manière que les Incas bouteront le feu au bûcher sur lequel nous serons grillés ! » Voilà un argument choc pour arrêter de fumer !
Arrêter la clope !
Les auteurs de BD n’ont pas attendu l’interdiction officielle de fumer dans les lieux publics pour traiter du sujet de la lutte contre le tabagisme. Béka et Bloz, dans le tome 8 de leur série Les fonctionnaires, paru en septembre dernier chez Bamboo, décrivaient déjà un Bureau sans tabac. De son côté, Wazem participe au site suisse stoptabac.ch avec une petite histoire intitulée Etrange affaire. Mais le plus virulent des adversaires de la cigarette est incontestablement Charb. Dans J’aime pas les fumeurs (Hoëbeke), il préconise la tolérance double zéro à l’égard des fumeurs et leur déportation dans les égouts !
Il faut dire que certains personnages de BD sont particulièrement intoxiqués ! Si Lucky Luke a pu arrêter du jour au lendemain et sans aucun effet secondaire, il n’en est pas de même pour le cochon Dean. Imaginé par l’Américain Frank Cho dans son inénarrable série Liberty Meadows (éditée en France chez Vents d’Ouest sous le titre de Psycho Park), Dean est un cochon macho et dragueur, autrefois mascotte d’un club d’étudiants. Il réside à Liberty Meadows, un refuge pour animaux, où il tente de se désintoxiquer. Mais c’est mission impossible ! Dès son premier jour sans cigarette, il a des hallucinations, confondant son camarade l’ours nain Ralph avec Winnie l’ourson. Lorsque le médecin lui applique un patch sur le bras, il le décolle, le roule et l’allume ! Et quand, après une terrible toux, il jette au sol son paquet en jurant : « ça suffit, j’arrête ! », c’est pour le ramasser aussitôt et le câliner en lui disant : « J’le pensais pas vraiment. Voilà, mon bébé, papa le pensait pas ! »
Hypocondriaque et angoissée chronique, Cati Baur essaie toutes les méthodes pour se débarrasser de son addiction au tabac, même la gym suédoise. Dans J’arrête de fumer, son journal en BD paru en novembre dernier chez Delcourt, elle raconte combien il est lui est difficile de dire adieu à sa clope, une « vieille copine de treize ans ».
Dans le même style, l’américaine Emily Flake décrit son « vice monstrueux » dans Elles ne vont pas se fumer toutes seules (Ca et là). Elle n’hésite pas à dessiner ses poumons goudronnés et ses lèvres abîmées avant de projeter un enterrement en bonne et due forme de sa dernière cigarette.
Marc Dacier
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