D’où vous est venue l’idée de faire ce livre sous cette forme ?
Grominet - Le moteur de la réflexion était le choix de représentation par Spiegelman des divers ethnies dans son œuvre. Les Juifs sont des souris, les Allemands sont des chats, les Polonais des cochons, etc. Cet usage parait résonner avec un film caractéristique de la propagande nazie comme Der Ewige Jude (Le Juif éternel ), qui dépeignait le Juif comme une vermine a éradiquer, des créatures misérables, indifférenciées conspirant et se mouvant comme les rats dans des réseaux souterrains, emmenant la peste avec eux : Une image certainement populaire et parlante, quant à cette fameuse coalition juive, formant un lobby d’influence invisible .
Garfield - L’image du rat prend toutefois davantage d’ampleur quand elle doit s’articuler avec celle de son ennemi éternel, le chat. Le duo chat-souris acquiert une naturalité manichéenne. C’est dû en partie à leur territorialité spécifique. Cette bipartition n’est pas sans conséquences morales qu’entraînent le nombre de ses acteurs spécifiques, la relation latente des chats avec un invisible maître, le rôle de chaque espèce dans le « Foyer », etc. Laissez-moi présenter un petit schéma afin de mettre a plat mes idées :
Fritz the Cat - Il est difficile pour moi de saisir pourquoi Art Spiegelman, puisqu’il a décidé d’emprunter les conventions et les représentations d’un langage de propagande et de construire son histoire sur le combat éternel du Bien et du Mal, n’a pas usé jusqu’à la fin de ces conventions. David Roskies souligne l’existence d’un travail d’autocensure silencieux mais acharné face aux réactions juives de l’après-guerre : la « tête levée vers Dieu » a remplacé, la « tête baissée vers le sol ». Un excès d’humanité ou le remords d’être né quelques années après la grande tragédie, caractéristique de toute une génération de Juifs de l’après-guerre, pousse Spiegelman à dessiner des grimaces de souffrance chez les prisonniers et des visages de sadiques chez les SS. Les rats ne sont plus à éradiquer mais des bestioles sympathiques à domestiquer. D’ailleurs, avec les pires conséquences de l’après-guerre.
Xavier Löwenthal - L’idée est bien entendu celle de Grominet. Je l’ai trouvée pertinente à au moins deux titres. Premièrement, au nom du droit revendiqué d’interpréter une œuvre devenue classique, comme on interprète un morceau de musique, une œuvre théâtrale de répertoire ou une langue étrangère. L’opération menée sur cette œuvre en ravive le sens, tout en le questionnant. Au lieu d’apparaître comme une évidence qui ne serait plus à questionner, déjà pensée, plus à penser, elle apparaît nouvellement. C’est donc une œuvre salutaire, qui invite à la relecture, comme une nouvelle interprétation des variations Golberg invite à la ré-écoute. (Je cite ce morceau à dessein, puisque Bach a utilisé un thème de Johann Goldberg pour composer ce chef-d’œuvre. De nouvelles interprétations de variations sur un thème permettent sa redécouverte ad libitum).
Deuxièmement, pour les raisons évoquées par Grominet : il y a quelque chose de réifiant dans cette répartition des rôles selon l’origine ethnique, entre chats, souris et cochons. Il va de soi que tous les protagonistes de l’époque appartenaient à la même espèce capable du pire, qu’il n’y a aucune répartition naturelle des rôles. Si tel était le cas, les nazis auraient eu raison. Après tout, l’essence d’un chat, c’est d’être prédateur. L’essence d’un rat, c’est d’être un rongeur parasite. Il n’y a aucune espèce de conclusion morale à en tirer. Ce sont des rôles impartis par la nature et en tant que tels ils sont fatals. Je ne crois pas une seconde que telle était l’intention de Art Spiegelman. C’est une conséquence qu’on pourrait tirer ultimement de ces spéciations. Pour le dire simplement : c’est parce que des imbéciles dangereux ont pensé qu’il y avait une essence d’Allemand et une essence de Juif qu’on est parvenu à ce désastre.
En quoi Maus est une œuvre qui vous concerne personnellement ?
Sylvestre - Maus est un livre de chevet. Maus est une des plus importantes contributions à la littérature mondiale de la bande dessinée. Art Spiegelman, RAW, Maus, Comix 101, sont des vraies sources d’inspiration. Maus me concerne également parce qu’il met en chair un dialogue qui n’a jamais eu lieu dans ma propre famille.
Xavier Löwenthal - Maus est un chef-d’œuvre. Il a énormément contribué à la légitimation de la bande dessinée. Il a surtout permis de mieux comprendre ce qu’a pu représenter l’holocauste pour un survivant. Il participe aussi de ce “devoir de mémoire” que plus personne ne conteste. Mon grand-père était juif-allemand. Il se pensait surtout allemand, parce qu’il était athée (comme la plupart des “juifs” d’Allemagne de ces années-là). Comme la plupart des juifs allemands de l’époque, il a épousé une chrétienne (ma grand-mère) puis s’est converti au catholicisme, parce qu’il vivait à Anvers, puis à Bruxelles, entouré de catholiques. Je ne sais pas comment il aurait figuré dans Maus. La question juive s’est toujours plus ou moins posée dans ma famille : comment la famille a-t-elle survécu ? Par exemple. Notre patronyme est yiddish. On nous a longtemps appris qu’il s’agissait d’un lieu-dit dans la Ruhr, parce que c’était ce que mon grand-père avait appris à mon père, sans doute pour le protéger. C’est quand des Américains éponymes m’ont contacté pour vérifier l’origine “normande” de ce nom que j’ai cherché un peu. De toute façon, dans la cours de récré, on nous traitait indifféremment de “juifs” ou de “boches”.
Avez-vous tenté de soumettre votre projet à Spiegelman ?
Tom (de Tom et Jerry) - Spiegelman est au courant de ce détournement. Il a refusé de donner son consentement pour quatre raisons. Un : on ne donne jamais son consentement pour un détournement (vrai !) ; deux : ca ne sert à rien de changer les masques de souris avec des masques de chat (selon notre lecture, il y a que l’auteur, A.S. qui porte un masque dans cette histoire ainsi que quelques faux cochons, fausses souris, d’ailleurs un petit élastique figure à l’arrière de leur tête) ; trois : il ne peut pas donner son consentement pour la totalité d’un livre, pour un collage oui, pour une page ou deux oui, mais pas pour un livre entier (le médium de notre travail est le livre, ce ne sont pas des dessins séparés, un livre n’est pas un ensemble d’illustrations etc., c’est selon nous l’atome irréductible de notre approche créative) ; quatre :il ne peut pas donner son consentement a la réinterprétation d’une histoire qui s’est sauvagement imposée sur sa propre famille (et la nôtre aussi). Ce dernier point est celui pour lequel je ressens le plus d’empathie mais, froidement, je conclus que son impact n’est pas conséquent. Emprunter le regard de la victime ne nous pose jamais du bon côté de l’histoire, ni de l’humanité.
Pourquoi vous êtes-vous contenté de mettre des chats a la place des souris ? Vous auriez pu en faire davantage, changer les séquences ?
Félix le Chat - Les opérations chirurgicales dans les détournements comme celui-ci se distinguent par leur économie, leur élégance, la capacité d’engendrer des résultats efficaces avec une seule incise. Davantage de changements ne peuvent que porter préjudice à l’acte même du détournement.
Xavier Löwenthal - En effet, l’acte posé doit être clair, unique et systématique. Il s’agit d’une seule opération menée systématiquement d’un bout à l’autre du livre, conçu comme unité insécable. Il induit un léger déplacement dans la perception, à la lecture. Un léger déplacement du sens. C’est en cela qu’il le ravive. Trop d’opérations auraient rendues l’acte flou.
Pensez-vous que votre démarche puisse faire plaisir à des révisionnistes ou tout simplement à ceux qui pensent que l’on parle trop de la Shoah et des Juifs ?
Xavier Löwenthal - Je ne crois pas que cela puisse les renforcer. Au contraire. Récemment, avec le collectif MANIFESTEMENT, j’ai participé à la première “goy pride”, manifestation méta-identitaire et post-paranoïaque qui entendait renvoyer dos à dos les conspirationnistes pour qui "ils sont partout, ils s’infiltrent, ils veulent tout contrôler" et les victimaires fanatiques pour qui "ils nous en veulent, ils nous haïssent, ils veulent notre destruction". Ces crispations entraînent une fâcheuse diversion des choses vraiment importantes, pour le plus grand bénéfice des opportunistes de la démocrature, par exemple. On a lancé la chose en diffusant une vidéo polémique amusante. Les premières réactions ont été outrées et, pavloviennement, on a crié à l’antisémitisme, alors qu’il est évident que ce clip se moque des antisémites et des conspirationnistes de tous poils. Il y a un risque à se poser systématiquement en victime indépassable et essentielle. Comme pour les conspirationnistes, le risque est de faire feu de tout bois pour se renforcer dans sa conviction.
Waldo - La force des théories négationnistes et celle des théories de conspiration en général, réside au fait que la moindre des indices, le moindre des soupçons, ne peut que raffermir une foi dure comme la pierre. Un moulin productif qui tourne tout seul au moindre souffle du vent est une vision écologiste du monde qui certainement ne me laisse point indifférent. On craint autant les négationnistes que ceux qui naturalisent l’histoire, comme certaines fractions sionistes, qui mettront un brevet sur la souffrance humaine et utiliseront toujours la Shoah comme une preuve supplémentaire de leur appartenance au peuple élu.
Propos recueillis par Didier Pasamonik
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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En médaillon : L’auteur du détournement sous son masque.
Katz / Maus - Art Spiegelman/Flammarion - DR
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