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"Le Château des animaux", la nouvelle référence pour la bande dessinée animalière

Par Charles-Louis Detournay le 27 septembre 2019                      Lien  
L'une des sorties phares de Casterman, le premier tome du "Château des animaux" pour lequel Xavier Dorison s'inspire du célèbre roman d'Orwell, magnifié au dessin par un jeune auteur dont c'est pourtant la première bande dessinée. Attention : révélation(s) !
"Le Château des animaux", la nouvelle référence pour la bande dessinée animalière
Ce premier tome est paru en grand format, sous la forme de trois grandes gazettes.

Vingt mois après l’alléchante avant-première publiée dans leur première Gazette des Animaux, l’attendu Château des animaux arrive enfin en librairie. Cette nouvelle série fait bien entendu référence à l’un des deux romans les plus connus de Georges Orwell, La Ferme des animaux publié en 1945, une fable animalière, satire de la révolution russe, du régime communiste et du pouvoir dictatorial imposé par Staline.

D’entrée de jeu, le scénariste Xavier Dorison prend ses distances par rapport à la référence originelle. Il pousse la métaphore de La Ferme des animaux à un niveau plus universel, la fable pouvant s’appliquer à bien des régimes politiques de tous bords. De plus, il prolonge la réflexion en intégrant des éléments de solutions qui n’étaient pas présents dans le roman-source. Bref, le scénariste du Troisième Testament a repris bien des éléments du roman original, ou tel qu’il a été adapté par Jean Giraud et Marc Bati dans leur album éponyme publié en 1985, mais sa distance est telle, et le point de vue inclusif si différent, que même en connaissant le contexte, on reste captivé par le propos.

La précédente adaptation signée Jean Giraud et Marc Bati.

En effet, Xavier Dorison a amplifié l’isolement des animaux et leur autarcie en transposant la « Ferme » en château. Dès les premières pages, l’imposant castel s’impose. On comprend aisément qu’on puisse y abriter un grand nombre d’animaux, que des courses-poursuites peuvent s’y engager, et que certains des protagonistes arrivent à y vivre cachés, à l’insu de tous. Le vrai parti pris de Dorison n’est pas d’axer le récit sur la révolte des animaux contre l’homme, mais bien de dénoncer le totalitarisme du régime mis en place dans la société-même, et surtout de mettre en scène la réaction des plus faibles face aux plus forts.

Nulle question pour ses héros de jouer les David contre Goliath ! Pour les meneurs, il n’est pas envisageable d’utiliser ses capacités pour inventer une nouvelle arme ! Au contraire, il est préconisé de les abolir toutes afin d’opérer une résistance passive, à la manière de Gandhi. Ainsi, face à l’imposant taureau qui tient le rôle du tyran local, et sa cohorte de chiens, séides dont le seul but est de terroriser les autres animaux (et de monter en grade), nos résistants vont tenter de faire passer des idées pour rallier un maximum de forces vives à leur objectif.

« Comment combattre la violence ? »

« La plupart de mes séries sont basées sur des lectures d’enfance, explique Xavier Dorison. Et j’avais ressenti une grande frustration à la fin de "La Ferme des animaux", car la révolution se termine mal. Ce qui signifierait que face à une dictature, que cela soit dans sa famille, ou dans la vie, il n’y aurait pas de solution. Or c’est faux ! Orwell souligne plutôt qu’une révolution violente conduit à la dictature. Et donc, depuis longtemps, je cherche à raconter une autre révolution, qui celle-là se termine bien. Avec les années, j’ai découvert dans l’Histoire des révolutions non-violentes qui ont plus ou moins bien tourné, comme je l’explique dans l’introduction du livre, même si cela n’a pas été sans souffrance. Je pense bien entendu à l’Inde, mais aussi à la Serbie, à la Pologne, sans oublier l’Afrique du Sud même si on ne peut pas vraiment parler d’une révolution. »

« À partir de là, j’opère comme d’habitude, continue-t-il : en prenant des envies d’enfance, et je travaille cette énergie première avec des mains d’adulte. Dans ce cas, une approche de la désobéissance civile et de la non-violence pour résoudre des injustices et sortir d’une dictature, ce que je trouve plus intéressant que de montrer comment ce type de régime totalitaire se met en place, un processus malheureusement connu et classique.

Dans mon récit, le lecteur attentif peut retrouver des étapes du mouvement indépendantiste en Inde, ou de la révolution serbe que l’on connaît assez peu en France. Voilà ce que raconte "Le Château des animaux" : comment on combat la violence. Or, ce n’est pas une recette miracle : c’est dur et cela implique beaucoup de souffrance. Le premier ennemi que l’on doit combattre, c’est soi-même. Car, Moi le premier, lorsque je suis agressé, je réponds par l’agression, verbale bien entendu. Cette démarche de la non-violence implique donc un vrai travail sur soi. Ce que l’on va pouvoir suivre via le parcours de cette héroïne, Mademoiselle Bengalore. »

La première double-page du récit pose le décor avant que l’on ne s’enfonce dans l’enceinte du château

En dépit de ces aspects constitutifs de son scénario, Xavier Dorison n’aurait pas réussi le tour de force d’autant passionner le lecteur s’il n’avait minutieusement travaillé le personnage de son héroïne, une jeune chatte, mère isolée de plusieurs chatons. « Je voulais créer de la douceur dans ce personnage, analyse le scénariste. Car finalement, le plus important n’est pas ce qu’elle va parvenir à réaliser, mais bien ce qu’elle va opérer sur elle-même. Au départ, nous avons un personnage tout en douceur, en affection et en tendresse. Et il va falloir l’amener à devenir une guerrière pour se battre intérieurement, résister, et diriger cette résistance, en dépit de sa timidité initiale. »

Les références à Gandhi sont multiples.

D’entrlée de jeu, on découvre effectivement que cette héroïne est intrinsèquement soumise. Pourtant, au détour des pages et sans que cette soumission ne s’étiole, elle fait preuve de courage, d’altruisme, et même d’une impérieuse force de caractère lorsqu’il est question de ses enfants. Ainsi, le lecteur comprend le dilemme vécu par cette mère de famille qui élève seul ses enfants. Elle se rend progressivement compte que malgré tous ses efforts et sa docilité, elle ne pourra pas préserver sa famille d’un combat perdu d’avance. Avec toute sa sensibilité, Dorison amène ces éléments par petites touches : quelques dialogues, puis une scène muette, de manière à ce que le lecteur intègre ces données et apprenne de lui-même à apprécier la personnalité de l’héroïne, vraiment loin d’être une bravache.

La révélation Félix Delep

Pour mener à bien cette série animalière par essence et qui aborde évidemment des humains au figuré, il fallait un dessinateur hors pair, un orfèvre dans son art. On s’attendait donc à un auteur rompu à l’exercice… Mais contre toute attente, c’est un jeune auteur de 26 ans qui signe là sa première bande dessinée. Le résultat n’en reste pas moins bluffant. Sur un découpage particulièrement serré réalisé par Xavier Dorison, Félix Delep demeure éblouissant en toutes circonstances. Ses animaux sont très crédibles, jusque dans leur anthropomorphisme, lien essentiel d’empathie avec le lecteur. Quelques légers effets « cartoon » amplifient certaines réactions d’animaux, quelquefois dotés d’yeux exorbités à la Tex Avery, mais tout cela reste suffisamment léger pour servir le récit sans nuire au réalisme du propos.

Ce jeune dessinateur dont on va vite retenir le nom, nous explique comment il a été embarqué dans cette folle aventure : « Lewis Trondheim était intervenant lors de ma dernière année dans mon école de bande dessinée. Et j’ai eu la chance inespérée qu’il observe mon travail, et qu’il me demande de dessiner une histoire pour le "Journal de Spirou". Dans mon plan de carrière, travailler dans la bande dessinée ne devait arriver que beaucoup plus tard, car cela me paraissait très complexe. Mais lorsqu’un auteur dont j’ai lu et apprécié la grande majorité du travail vous fait une telle proposition, vous mettez de côté toutes les approximations qui vous gênent dans votre dessin, et vous sautez le pas. Par la suite, Martin Zeller, alors éditeur de Casterman, a lu ce court récit animalier et m’a contacté. Vous connaissez la suite… »

En allant jeter un œil sur son blog, on se rend compte que même si ce jeune dessinateur a réalisé son premier récit pour le Journal de Spirou dans le registre animalier, il dessinait déjà beaucoup de bestioles pendant ses études. « Depuis que je suis enfant, j’ai toujours aimé dessiner des animaux, nous explique-t-il. Pour leur donner des expressions humaines, je n’ai rien inventé : j’ai tout appris en regardant les vidéos de notre maître à tous, André Franquin. De lui, j’ai compris à faire rapidement plein de petits dessins simplifiés jusqu’à ce que je déniche la bonne expression. Puis, je trouve qu’on a tendance à sous-estimer la communication corporelle, car une émotion passe par tout le corps, pas uniquement par le visage. Quant à ma technique, j’ai effectivement un peu tâtonné au début, en travaillant de matière traditionnelle avant de mettre les couleurs en numérique. Une belle technique, mais qui me prenait vraiment trop de temps par rapport au rythme de publication. J’ai donc changé d’optique, et je ne réalise plus que le storyboard au crayon, puis tout le reste est numérique. »

« Une des cases de ce premier tome qui m’a le plus amusé est celle avec ce canard », témoigne Xavier Dorison, « Il arbore une gueule super expressive, sans tomber dans l’excès. »

Son dessin est étonnant de maturité et de justesse. La réussite du récit repose énormément sur la lisibilité que confère le graphisme de ce premier tome, car certains dialogues aurait pu décontenancer le lecteur si le déroulé des cases n’était pas ultra-travaillé. Heureusement, Félix Delep a pu compter sur une aide aussi expérimentée que clairvoyante : « Mathieu Bonhomme est mon coloc d’atelier, et il m’a pas mal aidé sur le storyboard. Avec d’ailleurs une forme de désinvolture presque agaçante, si elle n’était pas si altruiste. Il m’est arrivé de galérer pendant presque une journée sur une case, et lorsque je l’appelle pour m’aider, il voit où est le problème et réalise la case en deux secondes, bien mieux que ce que j’aurais pu produire ! Il est juste brillant ! »

« Pour le casting, je voulais que des animaux très forts physiquement dominent ceux qui ne pouvaient pas se défendre » explique Xavier Dorison.

Cette implication donne comme résultat un ambitieux premier tome de soixante-huit de planches. Un travail loin d’être évident pour un jeune dessinateur dont c’était le premier album : il lui a fallu deux ans pour le dessiner, un délai qui devrait se raccourcir à l’avenir.

Même si l’on déplore parfois un lettrage dense et trop petit (sans doute pour qu’on puisse profiter au mieux des décors de Félix Delep), Le Château des animaux passionne de bout en bout et sidère le lecteur par la virtuosité de sa mise en pagee. Sa couverture aussi belle que sombre induit un récit qui l’est tout autant. Il laisse surtout beaucoup de place à l’espoir, dans une fable qui n’a pas perdu son actualité. D’entrée de jeu, l’éditeur annonce quatre tomes à cette série, appelée à devenir l’une des références animalières de la bande dessinée.

Félix Delep & Xavier Dorison : un peu de douceur dans un univers plutôt rude
Photo : Charles-Louis Detournay.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782203148888

Le Château des animaux, tome 1, Miss Bengalore - Par Xavier Dorison et Félix Delep - Casterman.

La photo et les propos sont : Charles-Louis Detournay.
Comme toujours : aucune reproduction ou utilisation sans accord préalable.

le Chateau des animaux
 
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13 Messages :
  • De superbes dessins mais c’est vraiment glauque. Puis ça va, moins j’apprécie Xavier Dorison : il se complait dans le sordide et le morbide avec ses différentes séries. Pas envie de lire ça le soir dans mon lit avant de me coucher. Pourtant, le dessin m’attirait vraiment, ainsi que l’idée de départ...

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    • Répondu par Charles-Louis Detournay le 27 septembre 2019 à  12:50 :

      Bonjour Eric,

      Tout cela reste subjectif, mais de mon point de vue, cette série n’est pas négative, ni morbide. Certes, un personnage "disparaît" en début de ce premier tome, mais cela n’est pas gratuit, car cet acte enflamme le début de la réaction, et cela contextualise le sujet de la réponse non-violente.

      Pour ma part, j’ai lu cela en pleine nuit, sans ressentir nulle gêne ou d’oppression. Le fait qu’il s’agisse d’animaux contribue certainement à ce manque de gravité. De plus, toute la seconde partie du récit est ultra-positive et surtout pleine d’espoir. Même si l’espoir ne fait sens qu’avec une situation initiale complexe...

      Cordialement

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      • Répondu par Charles-Louis Detournay le 27 septembre 2019 à  13:16 :

        PS : Du même scénariste, je n’ai non plus retrouvé la sensation morbide que vous évoquez dans Aristophania, nous allons en reparler dans quelques jours.

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        • Répondu par Eric B. le 27 septembre 2019 à  15:07 :

          Lisez les tomes 3 et 4 de Undertaker. Pareil pour WEST. Ce scénariste aime que ce soit torturé et malsain. Un psy se régalerait avec lui. Ou alors Xavier Dorison regarde trop la TV le soir chez lui, faut qu’il arrête !!!

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          • Répondu par kyle william le 27 septembre 2019 à  16:25 :

            Glauque, torturé, malsain, morbide ? De quoi parlent donc ces livres pour mériter de tels adjectifs ? Vous avez des exemples ?

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    • Répondu par Fred le 29 septembre 2019 à  11:51 :

      Je ne pense pas que Xavier Dorison écrive des histoires pour s’endormir le soir dans son lit...

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      • Répondu par Eric B. le 29 septembre 2019 à  15:00 :

        C’est ça, il ne fait pas rêver... mais pire, il a un esprit malsain ! Et puis, on sent trop qu’il regarde des séries TV, que ça l’influence.

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        • Répondu par kyle william le 29 septembre 2019 à  15:40 :

          Pardon d’insister mais encore une fois qu’entendez-vous par « malsain » ? Si on suit votre raisonnement, tous les auteurs de polar par exemple sont « malsains » ? Que faut-il lire alors ? Les Schtroumpfs ? Et Gargamel, n’est-il pas un peu malsain ?

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          • Répondu par Eric B. le 29 septembre 2019 à  17:12 :

            C’est dommage de tomber systèmatiquement dans l’extrême inverse en guise d’argumentaire. Le neuvième art recèle d’une multitude de trésors autres que les Schtroumpfs, Mickey et Bécassine. Heureusement. Chacun n’aura aucun problème à trouver des séries BD adultes qu’il a adulé et qui ne versent pas dans la torture, ni la douleur, ni le sordide. Je ne citerai à nouveau que les tomes 3 et 4 d’Undertaker. Dès le tome 1, Dargaud nous a vendu le meilleur western depuis Blueberry. C’est une arnaque. En fait c’est juste Ralph Meyer qui avait envie dessiner du western (et il fait ça très bien). Mais Xavier Dorison nous sert surtout une histoire passe-partout qui n’est en aucun cas du western et qu’il aurait pu vendre à n’importe quel autre dessinateur. C’est inutilement violent et c’est malsain ! Je le redis : ce scénariste est à la hauteur de toutes ces séries télé morbides pour téléspectateur voyeurs et sans pudeur.

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            • Répondu par kyle william le 29 septembre 2019 à  22:02 :

              Bon je ne comprends pas vraiment davantage ce que vous voulez dire, mais merci, j’irai feuilleter ces ouvrages par moi-même.

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  • « La plupart de mes séries sont basées sur des lectures d’enfance, explique Xavier Dorison. Et j’avais ressenti une grande frustration à la fin de "La Ferme des animaux", car la révolution se termine mal. Ce qui signifierait que face à une dictature, que cela soit dans sa famille, ou dans la vie, il n’y aurait pas de solution. Or c’est faux ! Orwell souligne plutôt qu’une révolution violente conduit à la dictature. Et donc, depuis longtemps, je cherche à raconter une autre révolution, qui celle-là se termine bien. Avec les années, j’ai découvert dans l’Histoire des révolutions non-violentes qui ont plus ou moins bien tourné, comme je l’explique dans l’introduction du livre, même si cela n’a pas été sans souffrance. Je pense bien entendu à l’Inde, mais aussi à la Serbie, à la Pologne, sans oublier l’Afrique du Sud même si on ne peut pas vraiment parler d’une révolution. »

    Encore un qui n’a pas compris le pessimisme d’Orwell. Orwell était un libertaire mais conservateur. Un pur british avec ses paradoxes. PAs un esprit français du tout !
    Je vous rassure, les révolutions se terminent toujours mal parce que les idéologies sont toutes anéanties pas la Comédie humaine. Ce sont les caractère des individus qui font l’Historie, jamais les théories politiques. Les théories politiques ne sont que des prétextes pour déplacer les foules. La fin de La ferme des animaux ou de 1984, conduisent à la même conclusion, au même désespoir. Les révolutions sont toujours manquées.

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    • Répondu par Dom le 28 septembre 2019 à  11:30 :

      Eh bien, on a trouvé bien plus pessimiste que George Orwell !

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      • Répondu le 28 septembre 2019 à  12:27 :

        Relisez Orwell et intéressez vous à sa vie et vous verrez que son pessimisme est profond et lucide. pessimiste que lui. Xavier Dorison, qui est un faiseur de BD passé par une école de commerce, ne peut pas comprendre Orwell.

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