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« Les grands dessinateurs réalistes transportent leurs lecteurs dans un espace poétique qui n’est pas le réel » : entretien avec Jean Harambat

Par Tristan MARTINE le 21 décembre 2017                      Lien  
Jean Harambat n’est pas n’importe qui. Son nom ne vous est peut-être pas encore familier, et pourtant, rares sont les auteurs à transformer en or chacune de leurs planches, ce que fait ce jeune auteur landais, année après année. Son premier récit d’envergure, "Les Invisibles", avait reçu le prix Cheverny de la bande dessinée historique ; son troisième, "Ulysse, les chants du retour", reçut non seulement une seconde fois (performance inédite) le prix Cheverny, mais aussi le prix de la BD du Point, et son dernier album, "L’Opération Copperhead", vient de recevoir le prix Goscinny. Il est sans conteste l’un des auteurs de bande dessinée (historique) les plus talentueux et les plus exaltants de sa génération, et nous avons essayé de comprendre les ressorts de son travail.

Copperhead raconte une rocambolesque histoire de contre-espionnage sur fond de luttes entre nazis et alliés durant la Seconde Guerre mondiale. Comment avez-vous découvert cet ensemble d’anecdotes méconnues ?

C’est la lecture de l’autobiographie de David Niven qui a tout déclenché. Je souhaitais depuis longtemps parler de cinéma en BD, évoquer les trajectoires de ces acteurs qui traversent les vicissitudes du XXe siècle. Le parcours de Niven est à cet égard exemplaire et très amusant. Son association pendant la guerre avec un tout jeune Peter Ustinov m’a réjoui et, en fouillant davantage, j’ai découvert l’Opération Copperhead.

« Les grands dessinateurs réalistes transportent leurs lecteurs dans un espace poétique qui n'est pas le réel » : entretien avec Jean Harambat
Dans Les Invisibles, vous racontiez un conflit social dans la France du XVIIe siècle, avec Hermiston, vous adaptez un récit de Stevenson dans l’Écosse du XIXe siècle, et avec Ulysse, les chants du retour, vous vous plongiez dans la Grèce antique. Avec Copperhead, vous passez au XXe siècle, mais vous restez dans le genre de la bande dessinée historique. Est-ce que ce goût pour le passé est le point commun de l’ensemble de votre œuvre ?

Se promener dans le passé permet un écart. On peut considérer le passé non comme une science de grande précision mais comme un art, l’art de la fable séduisante (c’est ce que fait Shakespeare). Je ne crois pas que la bande dessinée d’histoire (ni une autre discipline) puisse récupérer le passé mais elle peut l’orner de belles légendes. Des légendes qui parviennent à nous dire, dans le meilleur des cas, quelque chose de notre humanité commune.

Croquis préparatoire : Churchill, plume et lavis, (d’après un dessin de Ronald Searle à qui Jean Harambat a consacré une BD dans la revue Pandora n°2)
Croquis inédit – Jean Harambat
Croquis préparatoire : Le général Montgomery, plume et lavis.
Croquis inédit – Jean Harambat

Dans Hermiston, vous adaptiez un romancier, Stevenson, tout en intégrant différents poèmes dans le récit, ce que vous faites également dans Ulysse, les chants du retour, avec Homère. Avec cet album, vous multipliez les références cinématographiques, en finissant par une mise en abyme puisqu’en 1958 Clifton James joua non seulement son propre rôle mais aussi celui de Montgomery dans le film I was Monty’s Double. La réflexion sur l’art est-elle au cœur de votre propre art ?

Il y a de la fiction dans la fiction ! C’est le moins qu’on puisse dire avec Copperhead. C’est d’ailleurs une vieille tradition : le théâtre dans le théâtre. C’est l’illusion comique... L’art est une possibilité d’embellir la vie et de décrire les liens entre les hommes, et entre les hommes et les femmes... Les choses doivent se dire de façon indirecte et la bande dessinée utilise des ressources, des mots, des dessins, qui ne sont pas sans lien avec le théâtre et la poésie, présente aussi dans Copperhead.

Croquis préparatoire : La cathédrale Saint-Paul sous les bombes, plume et lavis.
Croquis inédit – Jean Harambat

Les deux héros de cette histoire ne sont rien moins que David Niven et Peter Ustinov et vous citez abondamment des extraits de leurs autobiographies. Est-on là plutôt dans l’adaptation fidèle ou dans le pastiche d’autobiographie ?

Ne comptez pas sur moi pour trop en dire. Leurs extraits de mémoires sont beaucoup réinventés mais une tonalité est conservée, tout comme des expressions sont conservées, un humour, un sens de l’à-propos. Et une façon de traverser les turbulences de la vie avec décence.

Photographie prise par Cécile Gabriel pour Dargaud

En exergue de votre album, vous écrivez « dans les pages qui suivent, tout n’est pas entièrement vrai, mais tout n’est pas entièrement faux ». Quelles libertés avez-vous prises avec votre documentation, quelle part de fiction avez-vous mise dans cette histoire dans laquelle on retrouve tous les ingrédients de la bande dessinée classique (amour, aventure et humour) ?

Je n’ai pas triché avec l’amitié, sincère et durable, entre Niven et Ustinov, ni leur humour, ni les étranges circonstances de leur rencontre, ni la loufoquerie des idées des services spéciaux. J’ai pris la liberté que j’ai voulue pour mon aventure car l’histoire, la fiction doivent primer mais j’ai respecté une idée importante à mes yeux, qui a dirigé la vie de Niven, je crois : dans le tragique et l’absurde de la vie, tâcher de faire preuve de bonne humeur. C’est une réponse adéquate.

Quelles ont été vos sources pour construire ce récit ? Vous êtes-vous replongé dans le monde du cinéma du milieu du XXe siècle ? Quels films vous ont marqué pour la réalisation de cet album ?

En plus des biographies et autobiographies des acteurs, il y a toute une documentation historique sur ces années-là, sur les services de la désinformation britannique : par exemple Churchill’s Wizzards, a British Genius for Deception 1914-1945 par Nicholas Rankin. Toutefois, ces éléments assimilés, je souhaitais que ma bande dessinée renvoie à un certain cinéma, qu’elle en soit le reflet, dans le ton, les dialogues (le cinéma de la comédie sophistiquée de Lubitsch, elle-même héritée du théâtre européen), d’autant plus que Lubitsch a fait tourner Niven. Billy Wilder, Cukor, Capra furent des sources de joie et d’inspiration... Tout comme Hitchcock dans un autre registre. Un exemple : le Palladium Theatre (lieu capital dans mon récit) débute et clôt Les 39 marches, ce film d’espionnage fameux de Hitchcock. Par ailleurs, le général Montgomery y a paradé comme je le décris dans l’album. Enfin, c’était le lieu par excellence de l’illusion et du théâtre dans le théâtre. Voilà le genre de circulation qui m’amuse.

Vous intégrez dans le récit de nombreux (faux) documents d’archives : l’objectif était-il de rendre plus réaliste le propos ?

Mais beaucoup de documents sont vrais ! Presque tous en réalité : les affiches de films, ou les affiches de propagandes, les affiches des « Lunch-time concerts » pendant le Blitz... La lettre de convocation de Clifton-James par Niven pour le service cinématographique des armées, je n’ai fait que la retraduire, ainsi que les mémos et laisser-passer. La BD est un livre imprimé et je voulais m’appuyer sur cette particularité (que n’a pas le cinéma) pour recréer un monde, recréer la bizarrerie de l’atmosphère de Londres ces années-là. Par exemple, je trouvais que les affiches de cinéma étaient belles, tout simplement, et permettaient de situer les vedettes Niven et Ustinov.

À l’inverse, votre dessin ne se pique d’aucun réalisme, et vous adoptez un style naïf, très vif et proche du cartoon ou du dessin de presse. De Quentin Blake à Jacobs de Blake et Mortimer, vos influences semblent multiples. Le style réaliste est souvent préféré par les auteurs (et les éditeurs) de bande dessinée historique, car il « fait plus sérieux » et permet plus facilement de s’identifier. Votre objectif était-il avant tout d’obtenir un récit d’aventure fluide et léger, accessible à un large public qui se laisserait porter par le rythme ?

C’est le style réaliste qui peut souvent paraître naïf. Je pense que les grands dessinateurs réalistes ne le sont d’ailleurs pas : André Juillard transporte son lecteur dans un espace poétique qui n’est pas le réel. La bande dessinée est toujours une fiction. Le récit se passe en deux endroits en même temps, dans le Londres de 1943 pour Opération Copperhead tout comme dans le monde d’aujourd’hui, sur une feuille de dessin, avec des plumes et des crayons.
Un livre qui veut durer est un livre qui peut se lire de plusieurs façons, qui permet en tout cas une ’’lecture changeante’’. C’est ce à quoi je m’attache dans toutes mes bandes dessinées mais je souhaite en premier lieu un vrai plaisir de lecture : une fluidité et une allégresse. Pour Opération Copperhead, j’espère que cette allégresse (qui fut la mienne en faisant ce récit) est perceptible.

Croquis préparatoire : Niven et Ustinov : deux cousins de Blake et Mortimer, plume et lavis.
Niven et Ustinov : deux cousins de Blake et Mortimer. Croquis inédit – Jean Harambat

Pour Ulysse, vous aviez réalisé vous-même vos couleurs. Pour cet album, vous faites de nouveau appel aux pinceaux d’Isabelle Merlet. Pour quelles raisons ? Quelles consignes lui aviez-vous données ?

Pour des questions de budget tout simplement, travailler avec Isabelle Merlet (avec la coopération de son mari coloriste et illustrateur Jean-Jacques Rouger) a été possible sur cet album, et toujours aussi exaltant. Isabelle lit très tôt le projet, dès l’étape du crayonné. Elle comprend la tonalité souhaitée, elle écoute. Elle ’’lit au-delà du livre’’. Elle saisit la coloration qui convient ; une teinte d’ironie, où se mêlent comique et mélancolie, loin du réalisme des uniformes et briques anglaises mais pas si loin que ça. Isabelle n’a pas besoin de consigne (c’est plutôt elle qui m’en donne) mais nous pouvons partager la beauté de certaines images comme une aquarelle d’Edward Ardizzone.

Vous venez de recevoir le prix René Goscinny, qui récompense le travail de scénariste. Envisagez-vous de travailler un jour avec un scénariste ou souhaitez-vous continuer à maîtriser l’ensemble du récit ?

Il arrive qu’on me propose des collaborations mais je préfère going solo. Les allers et retours entre le texte et le dessin me sont indispensables pour améliorer autant qu’il m’est possible le livre, pendant des mois, voire des années ; c’est la beauté du travail manuel, artisanal : quand nous dessinons, les personnages continuent à vivre et évoluer dans notre tête.

Crayonné de la page 22.
Crayonné inédit – Jean Harambat

Sur quels projets travaillez-vous actuellement ?

Je travaille sur une fable policière, un nouveau domaine. Je suis plongé dans les romans à énigmes...

Propos recueillis par Tristan Martine.

(par Tristan MARTINE)

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Code EAN : 9782205074840

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