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Marcelino Truong ("Une si jolie petite guerre") : " Notre histoire est celle de milliers de familles comme la nôtre, dont on ne parle jamais ou peu."

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 31 juillet 2013                      Lien  
Cela a été un des livres-choc de ces derniers mois. {Une si jolie petite guerre} (Éditions Denoël Graphic) est sans doute l'ouvrage le plus personnel de Marcelino Truong. L'occasion pour découvrir un auteur qui roule sa bosse dans le domaine de la BD depuis près de 30 ans et dont la chronique illustre Le Journal du Dimanche cet été.
Marcelino Truong ("Une si jolie petite guerre") : " Notre histoire est celle de milliers de familles comme la nôtre, dont on ne parle jamais ou peu."
Une si jolie petite guerre. Marcelino Truong - Editions Denoël Graphic

Cela fait maintenant un trentaine d’années que vous êtes auteur de BD. Pouvez-vous brièvement nous retracer votre parcours ?

C’est sur le tard que je me suis lancé dans l’illustration, à 25 ans. C’est un métier que j’ai appris sur le tas, en autodidacte, sans autre formation qu’un diplôme de Sciences Po Paris et une agrégation d’anglais (Rires). À mes débuts en 1983, la BD avait le vent en poupe et je me suis naturellement dirigé vers ce mode d’expression alliant textes et dessins. Mais ma culture BD était des plus sommaires et ma connaissance du monde de la BD, inexistante.

J’ai publié mon premier album BD In Bluer Skies (1985) dans la collection Atomium chez Magic Strip. Ce sont les frères Didier et Daniel Pasamonik qui m’ont tendu la main !

Par la suite, en 1991 j’ai produit un album en couleur chez Albin Michel BD, Le Dragon de bambou (scénario de Francis Leroi), racontant le voyage d’André et Clara Malraux à travers le Vietnam colonisé en 1925. L’album s’est bien vendu, mais la BD connut à cette époque une grave crise et, comme certains de mes confrères, je me suis tourné vers l’illustration pour la jeunesse, alors en plein essor. Je me suis fait la main sur mille commandes en littérature pour la jeunesse, tout en signant textes et dessins d’albums très personnels tels que Fleur d’eau (2002) ou Le Samourai errant (2006) aux Éditions Gautier-Languereau.

On vous connaît davantage comme illustrateur, comment définiriez-vous votre style de dessin ?

Peut-être est-il le résultat d’un métissage entre la ligne claire d’Hergé et le réalisme plus académique d’un Cuvelier ? L’épure de ligne claire m’a toujours séduit, mais il y a quelque chose de volontairement paisible, de propret, de léger et même d’épilé dans la ligne claire, qui en limite, à mon sens, la portée. Les pistolets Browning de Tintin ne semblent pas pouvoir tuer. Les blessures de Blake et Mortimer sont propres. Les femmes (quelles femmes ?) n’y sont pas très bandantes, non ? C’est un parti-pris artistique, je le sais. C’est un dessin pour enfant heureux à qui on n’aurait pas volé son enfance. Mais pour moi, cet angélisme ne pouvait pas exprimer toute la gamme des passions et des drames humains. J’ai donc tiré la ligne claire vers un certain réalisme pour pouvoir raconter la guerre, le napalm, les balles qui blessent, mais aussi l’érotisme ou, au moins, la sensualité.

La famille Truong arrivant à Gia Dinh (faubourg de Saïgon), chez les grands-parents du Vietnam.
(c) Truong - Denoël Graphic

Vous avez, dans vos dessins comme dans vos histoires, une forme d’understatement très british.

Ah ? C’est possible… J’ai vécu pendant quelques années aux États-Unis (1958-61) et pendant neuf ans à Londres (1963-72). J’ai étudié avec passion la littérature anglaise à la Sorbonne. Sans doute suis-je influencé par ce climat anglo-saxon dans lequel j’ai grandi. Understatement (euphémisme), peut-être, mais alors je le manie comme un leurre pour anesthésier l’auditoire avant de lancer un pavé bien fracassant qui éclabousse, loin de la modération française.

Pourquoi ce livre, Une si jolie petite guerre, et pourquoi maintenant ?

Le titre Une si jolie petite guerre est ironique, évidemment. Ce titre politiquement incorrect fait allusion au fait que la guerre du Vietnam –au moins à ses débuts- a souvent exercé une fascination sur les étrangers venus combattre ou rapporter les événements de ce nouveau front chaud de la guerre froide. Ils ont vécu là-bas une expérience exotique, dans certains cas narcotique, avec juste ce qu’il faut d’adrénaline.

Enfant, j’éprouvais grande fascination pour les machines de guerre et les soldats qui peuplaient les rues de Saïgon. Pensez donc à J.G. Ballard qui a bien décrit l’effet du déferlement militariste japonais sur son âme d’enfant à Shanghaï dans les années 1930-40. La violence –dont je n’ai vu que des vaguelettes– avait quelque chose de spectaculaire. Atrocity Exhibition, titre d’une œuvre de Ballard et d’un morceau du groupe anglais mythique Joy Division, conviendrait bien pour décrire cette expérience. Ici, le mot anglais exhibition a le sens de son équivalent français exposition, allié à une notion de déballage, artistique et mis en scène, un spectacle à la fois repoussant et attirant .

Enfin, j’avais douze ans en 1969 et j’habitais à Londres quand est sorti le film anglais Oh What A Lovely War ! Un titre ironique pour une satire grinçante de la Grande Guerre.

Pourquoi ai-je attendu si longtemps pour raconter ces deux courtes années à Saigon qui m’ont tant marqué ? Sans doute fallait-il d’abord que j’aie acquis le souffle pour rédiger et maîtriser une sujet aussi lourd. La BD est un marathon. Pendant des années je m’y suis préparé. Pour traiter d’un sujet aussi délicat, il fallait de la maturité. Il fallait des heures passées à discuter avec les protagonistes de cette affaire sanglante qui a fâché le monde et divisé les sociétés. Entendre tous les points de vue et pas seulement notre son de cloche à nous. Lire beaucoup et retourner une bonne dizaine de fois au Vietnam. Sortir du manichéisme, surtout, que tout conflit armé fabrique à grande vitesse.

Enfin, pour parler de ma famille avec justesse, il fallait avoir vécu pas mal de choses moi-même. Connaître parfois la difficulté d’être époux et père. Ça rend plus indulgent. On n’a moins envie de s’ériger en donneur de leçons…

Le boulevard Nguyên Huê, où les Truong habitèrent de 1961 à 1963, dans le dernier immeuble à droite.
Photo DR

Vous avez une perception de la guerre du Vietnam très différente des documentaires. Ne parlons pas des livres d’histoire...

Oh, j’ai lu de très bons livres d’histoire sur cette période ! Il y a de bons documentaires aussi. Mais la plupart de ces travaux sont en anglais, car les Américains prirent la succession des Français dans cette partie du globe, après 1954, et y écrivirent leur page d’histoire. Disons que j’ai essayé de raconter de plus souvent possible des choses vécues. Bien sûr, il m’a fallu restituer la toile de fond historique et raconter des événements auxquels je n’avais pas assisté, mais j’ai tenté de leur donner la saveur des choses vues de l’intérieur, aux premières loges, ou dans le parterre avec la foule. J’ai voulu donner enfin la parole aux Vietnamiens, qui trop souvent dans le cinéma ou la littérature sur la guerre du Vietnam, sont relégués au rôle de figurants de leur propre histoire.

La guerre du Vietnam nous atteignait –nous les Vietnamiens- dans nos âmes et pour certains, dans leur chair.

La famille Truong à Saïgon, à la sortie de la messe
Photo : Archives Truong

Votre discours est ni anticolonialiste, ni colonialiste. Cela vient seulement parce que votre histoire est racontée "à hauteur d’enfant" ?

Dans mon roman graphique, je raconte des événements qui ont eu lieu après le départ des colonisateurs français en 1954-55. En 1954, les deux Vietnam – nord et sud - sont désormais indépendants, mais le souvenir du colonialisme est encore là. La deuxième guerre du Vietnam (1959-75) peut être interprétée comme la deuxième mi-temps –l’acte II- d’une tragique décolonisation.

Je m’efforce de décrire le Vietnam post-colonial en sortant des clichés simplistes et réducteurs dont nous ont abreuvés pendant des décennies les discours colonialiste ou anticolonialiste. Ceci résulte d’une longue réflexion et d’une lente maturation.

Enfant, je ressentais fortement les clivages sociaux, parfois hérités du régime colonial. La bourgeoisie vietnamienne du sud avait remplacé d’une certaine manière les anciens colons français. Je ne suis d’ailleurs pas sûr que le Nord communiste –qui nous taxait de féodalisme- ait été aussi démocratique qu’il prétendait l’être. Les élites s’arrogent des privilèges, quelle que soit la nature du régime.

Nous étions sans doute dans un régime néo-colonial. Je me souviens d’une soirée où mes parents, ayant eu à recevoir un grand nombre d’invités chez eux, avaient mis à contribution Chu Ba, notre chauffeur bien-aimé, en lui demandant de participer au service à table. J’avais commis une impertinence en clamant tout haut et fort que Chu Ba devrait ce soir-là « faire le boy » ! J’étais sensible au sort des domestiques. Je le suis toujours. Bien que nous ne vivions pas en France dans un régime colonial, les rapports maître/serviteur, nord/sud, existent toujours un peu.

Vous traitez avec beaucoup de franchise de l’affection nerveuse de votre mère qui souffrait de ce que l’on appelle aujourd’hui une maniaco-dépression.

Ma mère avait des zones de fragilité, très anciennes, et n’était pas taillée pour un pays basculant dans l’une des guerres les plus dures du XXe siècle (le Vietnam de 1961-63).

Maman est originaire de Saint-Malo en Bretagne. Je crois que son expérience des très violentes batailles de la Libération à Saint-Malo –ville martyre- en août 1944 l’a profondément traumatisée. Bombardements intensifs et combats d’infanterie se déroulaient au milieu des populations civiles. Ma mère avait 16 ans en 1944. Elle fut surprise en pleine campagne à découvert par une attaque de chasseurs alliés prenant sa colonne d’évacués pour des fuyards de la Wehrmacht.

Lorsque nous avons quitté le Vietnam pour l’Angleterre en 1963, sa condition ne s’est pas améliorée avec le retour à une vie plus paisible ou du moins loin de la guerre. La fêlure était là et revêtait l’aspect d’une pathologie maniaco-dépressive. Je crois qu’il était nécessaire d’en parler. La guerre n’affecte pas que les militaires, on le sait. Les victimes civiles ne reçoivent pas de décorations et aucune sonnerie de clairon ne salue leurs souffrances. La guerre provoque des lésions mentales invisibles. Elle vous brise, parfois, intérieurement, je crois. Le trouble bipolaire est une maladie très répandue.

Une si jolie petite guerre, par Marcelino Truong - Editions Denoël Graphic
(c) Truong - Denoël Graphic

Dans le documentaire 1000 jours à Saigon [1], on vous voit dialoguer avec votre père. Il est très attentif au rôle que vous lui prêtez alors qu’il est dans le premier cercle du pouvoir du président Diêm. Il est presque plus soucieux de l’histoire que vous-même.

Mon père était âgé et très malade lorsqu’en octobre 2011, je lui ai donné la possibilité de lire les 150 premières pages crayonnées de ma BD qui en compte 265 au total.

Il s’est montré d’une grande tolérance à mon égard veillant simplement à ce que la description que je faisais de son parcours professionnel soit exacte. La guerre du Vietnam lui a coûté cher, à lui aussi. Il aurait pu prétendre à une belle carrière, méritée. Il a dû refaire sa vie presque à zéro plus tard, en 1964, avec nous, à Londres.

Je redoutais beaucoup son jugement, car c’était un homme extrêmement cultivé, droit et réfléchi. Il s’est montré très bienveillant car, après tout, je racontais aussi sa vie de couple qui était une partie de notre vie de famille. Il a compris, je crois, que mon dessein n’était pas d’accabler mes parents, mais de raconter avec sincérité les difficultés d’un couple mixte tâchant d’élever convenablement ses quatre enfants au beau milieu d’une guerre civile. Pas une mission facile !

Une si jolie petite guerre, par Marcelino Truong - Editions Denoël Graphic
(c) Truong - Denoël Graphic

A-t-il eu l’occasion de participer à l’élaboration du livre ?

Je discutais beaucoup avec mon père de l’histoire du Vietnam. Il avait été acteur et témoin de nombreux événements majeurs de cette histoire mouvementée. Il émettait des jugements mesurés, alimentés d’une réflexion permanente.

Cependant, j’ai tenu à préserver mon indépendance dans l’écriture de mon roman graphique. Mon père n’a d’ailleurs fait absolument aucune objection à cela. Hélas, Papa est mort en juin 2012, cinq mois avant la sortie du livre.

Marcelino Truong dans son atelier à Paris
Photo DR

Qu’en a pensé votre mère ?

Ma mère vit dans un monde à elle depuis quelques années ; une sorte de nuage. Le quotidien pour elle est très flou. En revanche, ses sentiments pour ses enfants sont clairs et chaleureux et elle se montre maintenant à nous sous son meilleur et, à mon avis, vrai jour.

Elle a perçu à sa manière le succès autour de ce livre et s’en réjouit pour moi. Elle m’a dit : « Ça marche bien pour toi, hein ?! ». C’est l’essentiel, pour elle.

Ce livre, c’est une espèce de mémorial familial ?

Oui, je voulais raconter ces années très hautes en couleur qui m’ont façonné, je pense. Elles ont aussi modelé notre vie de famille. La guerre a continué pendant 12 ans après notre départ et les bouleversements qui suivirent la fin de la guerre eurent des effets très prolongés. Ils perdurent encore aujourd’hui. Notre histoire est aussi l’histoire de milliers de familles comme la nôtre, dont on ne parle jamais ou peu. J’ai reçu de nombreux témoignages de familles se reconnaissant dans les tribulations décrites dans Une si jolie petite guerre.

Crayonné d’une double-page inédite du roman graphique
(c) Truong - Denoël Graphic

Comment ce livre a-t-il été ressenti auprès de la communauté vietnamienne, du nord comme du sud ?

La grande absurdité de la situation est qu’aucune promotion du livre n’est envisageable à ma connaissance à l’heure actuelle au Vietnam. Le régime communiste vietnamien refuse la notion que la 2e guerre du Vietnam – la « guerre américaine », comme on dit, de manière approximative mais commode – ait pu être une guerre civile. Les communistes réfutent de manière catégorique cette qualification. Selon eux, TOUT LE PEUPLE vietnamien était avec eux et seuls quelques traîtres ou « valets stipendiés de l’impérialisme US » ont pris les armes contre la « Révolution ». Nous -« les fantoches », mercenaires fourvoyés, valets des impérialistes US-, nous n’avons pas droit de cité. Notre opinion ne compte pas.

Les communistes veulent bien faire entrer l’argent de la diaspora vietnamienne, mais celle-ci est priée de mettre en veilleuse ses opinions.

J’ai confié quatre ou cinq exemplaires de mon roman graphique à quelques personnes au Nord et un exemplaire au Sud. J’ignore encore comment le livre a été reçu par eux. Il est peut-être délicat pour eux de s’exprimer par écrit sur la toile.

Les gens en Occident qui défendaient aveuglément le régime de Hanoi et son allié, le FNL, en nous traitant constamment –nous les anticommunistes- de fascistes à la solde des USA, devraient savoir ça. On ne les entend plus guère critiquer le régime stalinien qu’ils ont contribué à renforcer, pleins d’intentions angéliques… Erreur de jeunesse ? Pour nous, c’était du réel.

La France a-t-elle encore un poids, là-bas ?

Au Vietnam aujourd’hui, seules les familles instruites, lettrées de tradition, continuent de pratiquer et d’apprendre le français comme langue de culture et d’ouverture sur le monde. Les érudits - hommes et femmes du monde vietnamiens parlant un français châtié -légèrement désuet, mais très charmant, disparaissent peu à peu. J’espère qu’ils seront remplacés par la diaspora vietnamienne de France.

Une si jolie petite guerre, par Marcelino Truong - Editions Denoël Graphic
(c) Truong - Denoël Graphic

Comment a marché le livre ?

Bien. Il s’en est vendu 7 000 exemplaires entre sa sortie en octobre 2012 et le mois de mars 2013, date à laquelle il a été réimprimé. J’espère qu’il sera remarqué par le monde anglophone et traduit en anglais, car cette histoire est aussi celle des États-Unis, bien sûr, et même celle de l’Australie, qui avait un corps expéditionnaire au Vietnam. Les diasporas vietnamiennes des pays anglophones comptent plus de membres que les communautés vietnamiennes des pays francophones.

Apparemment, vous ne vous arrêtez pas à ce premier volume ?

Non, je suis en train d’écrire la suite. Celle-ci portera sur la période 1963-75. Je vais continuer de raconter la vie de famille des Truong à Londres, puis mes années de lycéen et ensuite d’étudiant à Saint-Malo et à Paris.

La guerre du Vietnam occupera toujours la toile de fond. Nous suivions les événements du Vietnam de très près. Nous verrons comment ce conflit a divisé et façonné les opinions internationales, comme l’avait fait la guerre d’Espagne dans les années 1930.

Je vais tâcher d’expliquer comment la guerre du Vietnam a influencé les musiques rock et pop, généré le mouvement hippy et même engendré mai 68.

Ma mère – femme de la génération de transition entre mère au foyer et femme libérée – y occupera une place centrale, ainsi que mon frère aîné Dominique, qui, ayant échappé à la guerre du Vietnam, périra d’une certaine manière en victime de la paix et de ses utopies à double tranchant.

Vaste programme ! J’ai le trac. Le titre en sera –sauf imprévu- Give Peace A Chance !

Propos recueillis par Didier Pasamonik

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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[1Un film de Marie-Christine Courtès, Vivement lundi !, TVR Rennes 35 Bretagne, 2012.

 
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